Voler l'Etat est-il toujours aussi facile ?
PORT-AU-PRINCE, 12 Février – Parmi les proverbes haïtiens qui ont la vie la plus dure on pourrait citer celui qui dit : voler l'Etat ce n'est pas voler !
Mais c'était avant la création de nos institutions de lutte contre la corruption (les UCREF, ULCC et autres). Depuis vous risquez non seulement de surprendre toutes sortes de commentaires peu sympathiques dans votre dos mais surtout de finir dans la rubrique internationale de la lutte contre le blanchiment des avoirs.
Aujourd'hui voler l'Etat c'est donc à vos risques et périls.
Outre que ce n'est plus aussi facile qu'avant. En effet, l'Etat a mis en place une série de mesures visant à une meilleure protection des fonds publics.
Pour commencer en cassant la chaine, en isolant les diverses mailles entre elles.
Un ministre n'a plus la même latitude qu'autrefois, ni un directeur général, ni un administrateur, ni un comptable public.
Ni un premier ministre.
Ni le président de la république.
Chacun étant délimité dans ses attributions vis à vis de la caisse publique, aucun ne peut disposer de celle-ci à sa guise.
Sauf à s'organiser à plusieurs. D'où l'expression devenue aujourd'hui inséparable de la rubrique corruption : association de malfaiteurs.
Pour voler l'Etat il faut se mettre aujourd'hui à plusieurs, ou vulgairement parlant : en 'gang'.
JACMEL, 19 Février – Il n'y a pas de mot pour qualifier le carnaval de Jacmel cette année. Autant d'originalité, d'invention, bref d'expression du génie artistique d'un peuple.
Pendant au moins quatre heures d'un défilé de masques, sans discontinuer, nous sommes invités à feuilleter les pages de la préhistoire, l'histoire et de l'actualité.
Un catalogue vivant de tous les monstres possibles et imaginables, tout à la fois Jurassic Park et l'attaque des ogres dans le Seigneur des anneaux, mais rien à voir avec ni l'un ni l'autre parce que sortis tout droit de l'imaginaire des artistes et artisans de la ville culturellement la plus vibrante de toute l'île, Jacmel.
Beaucoup de ces créatures, dans la belle collection qu'il nous est aussi donné à visiter au site d'exposition du port de Jacmel, au dos du Centre de convention, et à l'actif du directeur général du Bureau d'Ethnologie, le grand artiste-ethnologue Erol Josué, ont déjà fait leur chemin dans les deux pays voisins, la République dominicaine et Cuba, les deux partageant avec nous le même héritage pré-colombien.
Mais cette année les créateurs du carnaval jacmélien se sont de toute évidence surpassés et nos monstres crachant le feu en vrai, qui ont défilé dimanche, sont de nature à faire peur même aux plus hardis des héros des films d'aventure. Grands et petits.
CAMP PERRIN, 26 Février – Partout on veut avoir son carnaval. Les plus petits bourgs. Sénateurs, députés et maires n'ont qu'une préoccupation.
C'est une crise !
On peut l'interpréter de diverses façons.
Un peuple qui n'a plus d'imagination. Comme si celle-ci était directement proportionnelle aux problèmes économiques qui crèvent tous les plafonds dans notre pays avec une monnaie nationale qui s'effondre à vue d'œil par rapport au dollar américain qui est notre monnaie d'échange (près de 69 gourdes pour 1 dollar), donc bientôt à peine le quart du dollar américain en valeur.
Un coût de la vie non seulement délirant mais constamment imprévisible.
Et incorrigible tant que le pays continuera d'importer pour deux milliards de dollars et d'exporter pour 200 millions à peine.
Or dans de telles conditions ce sont des signaux négatifs qu'on constate le plus souvent partout jusqu'au fond du pays.
Pas une fièvre carnavalesque.
Et il ne s'agit pas seulement d'un phénomène de la ville, comme certains qui en profitent pour reprocher à l'Etat qu'on dépense dans le futile alors que tant d'urgences nous sautent au nez.
A entendre certains élus de localités même les plus profondes, c'est comme si leur avenir politique en dépendait.
Est-ce le beau temps qui précède la tempête, pour les uns, tandis que d'autres répéteront le dicton : le peuple qui chante et danse sa misère !
Toujours est-il qu'il n'y a pas de dirigeant politique qui ne se réjouisse quand le peuple choisit de danser au lieu de jeter des pierres. Comme ce fut le cas ces deux dernières années avec des élections constamment rejouées, ponctuées de manifestations de rues etc.
Un hommage unanime
MARMELADE, 11 Mars – C'était aux récentes funérailles de son ex-ministre de l'Agriculture François Séverin, René Préval entouré de personnalités qui ont été ministre ou haut-fonctionnaire de ses deux administrations (1996-2001 et 2006-2011), comment des compatriotes compétents et aussi intimement liés les uns aux autres, nous nous sommes-nous demandés, n'ont-ils pu empêcher le pays de continuer à dégringoler au point où il est aujourd'hui parvenu ?
Et d'un.
Deux, on est le samedi 11 mars, au Kiosque Occide Jeanty, au Champs de mars, au centre ville de la capitale, capacité 3.500 places, funérailles nationales de l'ex-président René Préval décédé subitement une semaine plus tôt, le vendredi 3 mars.
Pas de place pour piquer une aiguille. Des gens de tous âges. Et de toutes les catégories sociales. Dans les gradins, une majorité de jeunes en uniformes et derrière leurs banderoles une quantité d'organisations communautaires témoignant de l'engagement du célèbre défunt envers le développement au niveau local, ou comme on dit à la base, 'bottom up' ou de bas en haut.
En fin de journée, toujours le samedi 11 mars, nous voici dans la ville natale de la famille Préval, et dont l'ex-président aux deux mandats a fait son vrai domicile fixe, plus que sa résidence de campagne : Marmelade, dans les hauteurs perdues dans le brouillard du morne Puilboreau, à environ 3 heures en voiture au nord de Port-au-Prince.
C'est là qu'a lieu l'inhumation. Dans une atmosphère de fraternité entre gens de tous les coins et recoins du pays, paysans, citadins, cadres, une seule et même grande famille partageant le même sentiment d'une perte trop tôt survenue, ou comme a dit Patricia Préval, la fille cadette du défunt, dans son homélie : la chute de la plus haute branche d'un arbre qui n'avait pas cessé de produire des fruits.
Lire la suite : HAITI : FUNERAILLES NATIONALES POUR RENE PREVAL
La chute de la gourde soulève tous les cauchemars
JACMEL, 17 Mars – Les nouveaux dirigeants se gardent de l'évoquer dans leurs promesses à la population. Mais dans le grand public, l'inquiétude commence à faire place à l'angoisse. Tout le monde est désormais persuadé que la dégringolade de la gourde (monnaie nationale) va atteindre avant longtemps le point zéro, c'est-à-dire quand il faudra 100 gourdes pour 1 dollar américain (ce dernier nous sert de monnaie d'échange internationale).
Aujourd'hui il faut compter 70 gourdes pour 1 dollar. Et rien ne peut en arrêter la chute.
Mais pour une raison ou une autre, l'haïtien a fait du chiffre 100 une limite au-delà de laquelle on ne peut et on ne doit aller. Alors que, logiquement, si cela continue on peut passer allègrement au-delà des 100 gourdes pour 1 dollar jusqu'à, disons X.
Mais pour le peuple, trop c'est trop. C'est comme un sentiment de perte de notre souveraineté nationale qui pointe à l'horizon. Et d'ailleurs le mot est déjà dans tous les commentaires.
Aussi les responsables feraient bien d'y réfléchir. Cette crise de la gourde peut aller bien plus loin en effet que ces derniers ne semblent le penser.
Ou quand on évoque le problème c'est par la tangente.
Le président Jovenel Moïse promet de réconcilier la terre, l'eau et l'homme haïtien (bien sûr l'agriculteur, et encore celui-ci un espèce en voie de disparition, émigration oblige).
Son premier ministre, Jack Guy Lafontant, lui emboite le pas dans sa déclaration de politique générale qui a obtenu mercredi l'approbation du Sénat, avant de prendre la direction de la chambre des députés pour le même exercice.
Non nos dirigeants ne semblent pas ignorer le problème. Mais ils ne veulent pas effrayer. On n'en est pas à ce degré de franchise du discours politique. Le parler vrai.
Pourtant dans la rue le peuple semble aller plus loin qu'eux. Et les questions commencent à se poser sans aucune fioriture.
Si le discours officiel pose les problèmes : nécessité de relance de la production nationale d'un côté, et de l'autre d'attirer dans le pays des investissements créateurs d'emplois, il ne s'aventure pas à considérer les solutions.