PORT-AU-PRINCE, 17 Juin – C’est le week-end des cérémonies de graduation dans les jardins d’enfants (kindergarten) en Haïti et l’occasion est bonne pour constater à nouveau la grande influence de ce qu’on appelle les réseaux sociaux ainsi que du téléphone portable sur les classes populaires dans notre pays.
Pauvres photographes professionnels qui ont toujours fait leur beurre en ces occasions. Aujourd’hui les flashes proviennent des plusieurs dizaines de portables qui se bousculent au-dessus des têtes, têtes chercheuses qui captent en même temps la scène où les petits ânonnent leur petit discours mais en excellent français (oui français, svp), la salle où les parents se bousculent dans leurs plus beaux atours et les immanquables ‘selfies’ (ne me dites pas que vous ne savez pas en faire vous-mêmes) en même temps, oui sur place, que les ‘whatsapp’ volent emportant photos et ‘félicitations ma chère’ aux quatre coins du monde vers les proches en diaspora américaine, chilienne, brésilienne, guyanaise, dominicaine et j’en passe.
La graduation est un moment privilégié pour le petit peuple des servantes, bonnes de maison, cuisinières, petites marchandes qui font aujourd’hui au moins 80 pour cent de la population de la capitale, Port-au-Prince et dont le rêve c’est que leurs enfants n’aient pas à faire le même boulot.
Et cela commence par l’école maternelle.
Bravo !
Mais le plus singulier a été pour nous de constater combien les fameux réseaux sociaux influencent les prénoms d’aujourd’hui, vu que ces enfants correspondent par leur âge à l’arrivée et tout de suite la popularité acquise par le phénomène jusqu’au plus profond de notre pays. Pas un Haïtien ni une Haïtienne qui ne possède son portable et de plus en plus aussi sa tablette (numérique bien sûr).
Kate, Drake et Beyoncé ...
D’abord la graduation s’ouvre sur un tube américain (‘You are here’) mais pour se poursuivre sur une marche de Beethoven ...
Non, aucune chanson française dans le genre ‘Enfants de tout pays’ comme autrefois.
MEYER, 30 Juin - Haïti est noyée sous les couleurs vert et jaune pour le Brésil et bleu et blanc, celles de la sélection nationale de football d’Argentine.
La majorité des Haïtiens ne jurent que par l’une ou l’autre de ces deux équipes participant au Mondial 2018 qui se dispute en Russie jusqu’au 15 juillet.
Tout un mois d’une atmosphère chargée d’émotion. Heureusement qu’aucun acte regrettable n’a été encore rapporté.
Cela n’a pas toujours été ainsi. Auparavant les Haïtiens se passionnaient pour leurs propres équipes.
‘Farreau, men nèg ou a !’
…
Les rencontres entre le Violette et le Racing au Stade Sylvio Cator, à Port-au-Prince, ne fanatisaient pas seulement nos compatriotes mais ces deux formations en étaient même venues à symboliser réciproquement une entité sociale : le Violette soi-disant bourgeois versus le Racing prétendument plus près du peuple.
Comme dit la chanson de Tiken Jah : le gouvernement était divisé, l’armée était divisée, même les mamas au marché étaient divisées !
Cela va si loin qu’on rapporte que lors de l’invasion du 28-29 juillet 1958 par un commando d’anciens officiers du gouvernement militaire précédent, conduit par l’ex-capitaine Alix Pasquet, c’est à un ancien compagnon d’armes de ce dernier que le président François Duvalier dit Papa Doc s’adressa pour conduire la contre-offensive qui allait écraser les envahisseurs.
Papa Doc fit appel au capitaine André Farreau par ces mots :
‘Farreau, men nèg ou a !’
Le vieux filou savait que lors de la construction du nouveau stade appelé d’abord ‘Stade Magloire’, c’est à Pasquet que le président-général Paul Magloire avait accordé le contrat alors que celui-ci était recherché également par Farreau.
Or Pasquet était violettiste et Farreau un supporter du Racing.
Nos ancêtres les Gaulois !
…
Sans oublier que Haïti participera à la Coupe du monde en 1974 en Allemagne de l’ouest, un exploit que notre pays n’a pu renouveler depuis, mais nous croyons pouvoir avancer que c’est la grande popularité prise dans le pays par le média télévision qui est venu à créer cet engouement pour les équipes étrangères et une telle identification à l’une ou à l’autre.
Cependant on peut se demander si l’Haïtien n’est pas prédisposé aussi à cela.
PORT-AU-PRINCE, 8 Juillet – Au Moyen Age c’était les Jacqueries. Du nom d’un certain Jacques Bonhomme qui a été le premier à leur tête.
Les Jacqueries c’était des révoltes populaires qui éclataient de temps à autre, où des bandes de paysans sans terre et affamés tombaient sur villes et villages, ravageaient fermes et même monastères, mais sans aucun but politique sinon trouver à se nourrir et à soulager leurs conditions archi-misérables.
Comme dit le créole : ‘tankou malfini nan jaden pitimi.’
Les descriptions par nos reporters sur le terrain des événements qui ont bouleversé la capitale haïtienne, notamment pendant la journée du samedi écoulé (7 juillet), nous rappellent les Jacqueries médiévales.
En un mot nous avons une population dont le sort, toutes proportions gardées, n’est peut-être pas tout à fait meilleur. Oui, en plein 21e siècle.
Il semblerait que ce ne sont pas des pillards professionnels (ce sont peut-être ceux-là qui ont ouvert le chemin aux autres, avec un ordre de mission bâti longtemps à l’avance, car il y a aussi les cas de règlements de comptes entre les puissants eux-mêmes !) mais c’est un petit peuple avide de tout, parce que manquant de tout, affamé et frustré, qui a vidé les supermarchés et magasins d’articles ménagers samedi dans les centres commerciaux les plus achalandés de Delmas, Pétionville et Tabarre.
Secundo, c’est un mouvement parti à la base, qui ne se réclame (apparemment) d’aucune allégeance politique.
Alors que pendant des années l’actualité politique a été monopolisée d’un côté par les tenants du pouvoir, de l’autre par leurs opposants, de pouvoir en pouvoir, successivement, dans un éternel jeu de ping-pong, au bout du compte tout à fait stérile, jusqu’ici tous gens sur lesquels on pouvait mettre un nom et qui sont les mêmes depuis des lustres, eh bien voici, ô surprise, que les plusieurs milliers de citoyens qui sont descendus dans les rues le week-end écoulé ne se réclament d’aucune étiquette et pourtant se sont comportés dans un esprit d’ensemble. D’où le côté déroutant de l’événement pour les puissants du jour : secteurs politiques, économiques, société civile organisée etc.
JACMEL, 21 Juillet – Après la crise, le partage du gâteau !
En effet, alors que rien ne laissait prévoir les violents événements que vient de vivre le pays (des émeutes faisant des centaines de millions de dollars de dégâts, et plusieurs centaines de nouveau chômeurs sur un marché du travail déjà exsangue, et au moins trois morts), cependant au moment de faire les comptes, chacun essaie plutôt de se donner le beau rôle. Le pouvoir, pour diminuer ses responsabilités dans la crise, accusant l’opposition ; de son côté celle-ci déclarant que c’est son travail de sensibilisation auprès de la population, qui a porté ses fruits.
Etc.
A la vérité, les uns comme les autres essaient uniquement de tirer leur épingle du jeu mais d’un jeu qui n’est pas le leur, et qui pis est, dont ils ne connaissent pas les règles. Donc qui peut rebondir, sous nos yeux éperdus, à n’importe quel moment.
Conclusion : nous restons assis sur un volcan.
Le premier à réagir a été le gouvernement qui, méthode classique, a fait procéder dare-dare à l’arrestation de plusieurs dizaines de citoyens sous les accusations pêle-mêle d’incendie, de pillage et bien entendu d’association de malfaiteurs.
Et comme ce sont de pauvres hères sans véritable identité politique, alors le commissaire du gouvernement, le très contesté et entreprenant Ocnam Clamé Daméus (et certains affidés du régime, qui ont accès sur les ondes !) ont pour mission d’identifier des responsables attitrés - à cette catastrophe non annoncée, qu’ils vont chercher sans effort chez quelques opposants on ne peut plus déclarés au pouvoir en place. Tel le sénateur de l’Ouest, Antonio Chéramy dit Don Cato.
Lire la suite : POLITIQUE : Après la crise, toujours la crise
PORT-AU-PRINCE, 28 Juillet – Dans n’importe quel pays aujourd’hui que le nôtre, les prisons ne pourraient pas contenir le nombre de détenus qui devraient être en train d’y affluer cette semaine.
La Cour supérieure des comptes, tout à son honneur, est en train de rendre publics des rapports incriminant tant les autorités gouvernementales (nouveaux ministres installés sans la décharge légale obligatoire de la part des ex-comptables des deniers publics ; investissements publics non justifiés ou inachevés, comme il y en a eu tant dans le pays depuis le séisme de 2010, tandis que les fonds ont disparu ; par exemple 8 millions de dollars débloqués pour le marché de Bizoton dont seulement 3 millions ont pu être justifiés etc), mais c’est surtout le Parlement haïtien qui est devenu le siège de tous les scandales, révélés tant par les élus eux-mêmes dans un jeu de règlement de comptes à l’interne et public (nous insistons sur le mot jeu) car c’est peut-être une façon de prendre les devants espérant échapper à la vindicte publique qui s’annonce alors que le pays vient de se réveiller de sa léthargie proverbiale qui a permis à tant de scandales, et si audacieux, de se matérialiser.
Où sont nos parangons de vertu ? …
Cependant Haïti est aussi le seul pays où les garants traditionnels de la moralité publique ne bougent pas eux non plus, quoi qu’il arrive.
Nous ne parlons pas uniquement du pouvoir judiciaire, mais à part quelques organisations de droits humains et quelques syndicats, combien de hautes autorités morales ou religieuses ou d’ordre professionnel (conférence des églises, épiscopats, société civile organisée, chambres de commerce ou forums économiques, ordre de médecins ou d’avocats et autres) qui ont élevé la voix dans les dossiers les plus évidents de corruption comme Petrocaribe et autres !
Nous sommes donc le seul pays où les corrompus peuvent encore dormir sur leurs deux oreilles.
Mais cela menace de prendre fin depuis le coup de semonce des événements du 6 au 8 juillet dernier.