MEYER, 30 Juin - Haïti est noyée sous les couleurs vert et jaune pour le Brésil et bleu et blanc, celles de la sélection nationale de football d’Argentine.
La majorité des Haïtiens ne jurent que par l’une ou l’autre de ces deux équipes participant au Mondial 2018 qui se dispute en Russie jusqu’au 15 juillet.
Tout un mois d’une atmosphère chargée d’émotion. Heureusement qu’aucun acte regrettable n’a été encore rapporté.
Cela n’a pas toujours été ainsi. Auparavant les Haïtiens se passionnaient pour leurs propres équipes.
‘Farreau, men nèg ou a !’
…
Les rencontres entre le Violette et le Racing au Stade Sylvio Cator, à Port-au-Prince, ne fanatisaient pas seulement nos compatriotes mais ces deux formations en étaient même venues à symboliser réciproquement une entité sociale : le Violette soi-disant bourgeois versus le Racing prétendument plus près du peuple.
Comme dit la chanson de Tiken Jah : le gouvernement était divisé, l’armée était divisée, même les mamas au marché étaient divisées !
Cela va si loin qu’on rapporte que lors de l’invasion du 28-29 juillet 1958 par un commando d’anciens officiers du gouvernement militaire précédent, conduit par l’ex-capitaine Alix Pasquet, c’est à un ancien compagnon d’armes de ce dernier que le président François Duvalier dit Papa Doc s’adressa pour conduire la contre-offensive qui allait écraser les envahisseurs.
Papa Doc fit appel au capitaine André Farreau par ces mots :
‘Farreau, men nèg ou a !’
Le vieux filou savait que lors de la construction du nouveau stade appelé d’abord ‘Stade Magloire’, c’est à Pasquet que le président-général Paul Magloire avait accordé le contrat alors que celui-ci était recherché également par Farreau.
Or Pasquet était violettiste et Farreau un supporter du Racing.
Nos ancêtres les Gaulois !
…
Sans oublier que Haïti participera à la Coupe du monde en 1974 en Allemagne de l’ouest, un exploit que notre pays n’a pu renouveler depuis, mais nous croyons pouvoir avancer que c’est la grande popularité prise dans le pays par le média télévision qui est venu à créer cet engouement pour les équipes étrangères et une telle identification à l’une ou à l’autre.
Cependant on peut se demander si l’Haïtien n’est pas prédisposé aussi à cela.
PORT-AU-PRINCE, 8 Juillet – Au Moyen Age c’était les Jacqueries. Du nom d’un certain Jacques Bonhomme qui a été le premier à leur tête.
Les Jacqueries c’était des révoltes populaires qui éclataient de temps à autre, où des bandes de paysans sans terre et affamés tombaient sur villes et villages, ravageaient fermes et même monastères, mais sans aucun but politique sinon trouver à se nourrir et à soulager leurs conditions archi-misérables.
Comme dit le créole : ‘tankou malfini nan jaden pitimi.’
Les descriptions par nos reporters sur le terrain des événements qui ont bouleversé la capitale haïtienne, notamment pendant la journée du samedi écoulé (7 juillet), nous rappellent les Jacqueries médiévales.
En un mot nous avons une population dont le sort, toutes proportions gardées, n’est peut-être pas tout à fait meilleur. Oui, en plein 21e siècle.
Il semblerait que ce ne sont pas des pillards professionnels (ce sont peut-être ceux-là qui ont ouvert le chemin aux autres, avec un ordre de mission bâti longtemps à l’avance, car il y a aussi les cas de règlements de comptes entre les puissants eux-mêmes !) mais c’est un petit peuple avide de tout, parce que manquant de tout, affamé et frustré, qui a vidé les supermarchés et magasins d’articles ménagers samedi dans les centres commerciaux les plus achalandés de Delmas, Pétionville et Tabarre.
Secundo, c’est un mouvement parti à la base, qui ne se réclame (apparemment) d’aucune allégeance politique.
Alors que pendant des années l’actualité politique a été monopolisée d’un côté par les tenants du pouvoir, de l’autre par leurs opposants, de pouvoir en pouvoir, successivement, dans un éternel jeu de ping-pong, au bout du compte tout à fait stérile, jusqu’ici tous gens sur lesquels on pouvait mettre un nom et qui sont les mêmes depuis des lustres, eh bien voici, ô surprise, que les plusieurs milliers de citoyens qui sont descendus dans les rues le week-end écoulé ne se réclament d’aucune étiquette et pourtant se sont comportés dans un esprit d’ensemble. D’où le côté déroutant de l’événement pour les puissants du jour : secteurs politiques, économiques, société civile organisée etc.
JACMEL, 21 Juillet – Après la crise, le partage du gâteau !
En effet, alors que rien ne laissait prévoir les violents événements que vient de vivre le pays (des émeutes faisant des centaines de millions de dollars de dégâts, et plusieurs centaines de nouveau chômeurs sur un marché du travail déjà exsangue, et au moins trois morts), cependant au moment de faire les comptes, chacun essaie plutôt de se donner le beau rôle. Le pouvoir, pour diminuer ses responsabilités dans la crise, accusant l’opposition ; de son côté celle-ci déclarant que c’est son travail de sensibilisation auprès de la population, qui a porté ses fruits.
Etc.
A la vérité, les uns comme les autres essaient uniquement de tirer leur épingle du jeu mais d’un jeu qui n’est pas le leur, et qui pis est, dont ils ne connaissent pas les règles. Donc qui peut rebondir, sous nos yeux éperdus, à n’importe quel moment.
Conclusion : nous restons assis sur un volcan.
Le premier à réagir a été le gouvernement qui, méthode classique, a fait procéder dare-dare à l’arrestation de plusieurs dizaines de citoyens sous les accusations pêle-mêle d’incendie, de pillage et bien entendu d’association de malfaiteurs.
Et comme ce sont de pauvres hères sans véritable identité politique, alors le commissaire du gouvernement, le très contesté et entreprenant Ocnam Clamé Daméus (et certains affidés du régime, qui ont accès sur les ondes !) ont pour mission d’identifier des responsables attitrés - à cette catastrophe non annoncée, qu’ils vont chercher sans effort chez quelques opposants on ne peut plus déclarés au pouvoir en place. Tel le sénateur de l’Ouest, Antonio Chéramy dit Don Cato.
Lire la suite : POLITIQUE : Après la crise, toujours la crise
PORT-AU-PRINCE, 28 Juillet – Dans n’importe quel pays aujourd’hui que le nôtre, les prisons ne pourraient pas contenir le nombre de détenus qui devraient être en train d’y affluer cette semaine.
La Cour supérieure des comptes, tout à son honneur, est en train de rendre publics des rapports incriminant tant les autorités gouvernementales (nouveaux ministres installés sans la décharge légale obligatoire de la part des ex-comptables des deniers publics ; investissements publics non justifiés ou inachevés, comme il y en a eu tant dans le pays depuis le séisme de 2010, tandis que les fonds ont disparu ; par exemple 8 millions de dollars débloqués pour le marché de Bizoton dont seulement 3 millions ont pu être justifiés etc), mais c’est surtout le Parlement haïtien qui est devenu le siège de tous les scandales, révélés tant par les élus eux-mêmes dans un jeu de règlement de comptes à l’interne et public (nous insistons sur le mot jeu) car c’est peut-être une façon de prendre les devants espérant échapper à la vindicte publique qui s’annonce alors que le pays vient de se réveiller de sa léthargie proverbiale qui a permis à tant de scandales, et si audacieux, de se matérialiser.
Où sont nos parangons de vertu ? …
Cependant Haïti est aussi le seul pays où les garants traditionnels de la moralité publique ne bougent pas eux non plus, quoi qu’il arrive.
Nous ne parlons pas uniquement du pouvoir judiciaire, mais à part quelques organisations de droits humains et quelques syndicats, combien de hautes autorités morales ou religieuses ou d’ordre professionnel (conférence des églises, épiscopats, société civile organisée, chambres de commerce ou forums économiques, ordre de médecins ou d’avocats et autres) qui ont élevé la voix dans les dossiers les plus évidents de corruption comme Petrocaribe et autres !
Nous sommes donc le seul pays où les corrompus peuvent encore dormir sur leurs deux oreilles.
Mais cela menace de prendre fin depuis le coup de semonce des événements du 6 au 8 juillet dernier.
A quoi sert la société civile?
MIAMI, 11 Août – Ce fut d’abord un idéal: la société civile ne doit pas se mêler directement de politique.
Héritage du monde occidental, cependant chez nous la société civile n’a pas suffisamment évolué, à l’heure où en Europe comme aussi en Amérique latine c’est elle qui est à la pointe du combat pour des causes comme le droit à l’avortement ou au mariage pour tous (légalisation de l’union homosexuelle) et aux Etats-Unis pour conscientiser les femmes à briguer des postes électoraux, lutter contre la prolifération des armes à feu et contre toutes formes de discriminations, faire barrage aux politiques conservatrices et même sexistes de l’administration Trump.
Par contre en Haïti, nous avons une société civile qui semble n’avoir pas bougé depuis sa naissance au lendemain de la chute de la dictature Duvalier (1986).
D’abord il faudrait commencer par définir qu’est-ce qui est société civile en Haïti?
Sont-ce les organisations de défense des droits de l’homme ? De plus en plus nombreuses. Si nombreuses que cela en devient suspect! Malgré tout d’une utilité sans égale.
Ou les organisations féministes? Par contre celles-ci de moins en moins présentes. Leur grande victoire a été le quota de 30% de femmes obligatoire dans les institutions gouvernementales. Or c’est comme si l’entrée dans le gouvernement signifiait la fin de leur combat. Comme si depuis la création du Ministère à la condition féminine et aux droits des femmes, tous ces droits-là étaient comblés.
Les droits de la femme politique, peut-être mais il est évident que ce ne sont pas ceux de la femme haïtienne. Ni de la ville, encore moins de la campagne.
Ou encore la société civile dite organisée? Ce qui est une contradiction dans les termes. Car le synonyme de organisé c’est officiel. Conclusion : on reviendrait au même point. Une société civile officielle parmi les officiels. Ce n’est plus une position critique comme se voulait notre société civile.
Est-ce que la presse ne devrait pas faire également partie de la société civile? Disons la presse indépendante. C’est à se demander.
En conclusion, le fait même de devoir se poser tant de questions révèle toutes les difficultés pour avoir une société civile plus effective, plus performante, plus commune à toute notre société, à toute notre communauté de plus de 11 millions d’Haïtiens.
Seule condition pour que la société civile joue le rôle qui devrait être actuellement le sien dans un pays en panne non seulement d’un pouvoir crédible, mais en panne de leadership national.
Il est évident pour tous, nationaux comme internationaux, que le pouvoir politique en Haïti ne fonctionne pas comme cela devrait (niveau de compétence trop restreint mais surtout une corruption généralisée à tous les niveaux, impliquant aussi de larges pans du secteur privé) … Mais surtout, et qui plus est, le pays est en panne d’une alternative véritable pour obvier aux déficiences de l’heure.