PORT-AU-PRINCE, 11 Octobre – Il y a de nombreux journalistes blessés par balles réelles ou en caoutchouc lors des manifestations dans tous les coins du pays.
Mais surtout il y a plusieurs journalistes assassinés par des mains inconnues.
Il y en a qui se sont trouvés par hasard dans l’angle de tir comme le photojournaliste Chery Dieu-Nallio de Associated Press grièvement blessé lorsqu’un sénateur haïtien, membre du parti au pouvoir, Jean Marie Ralph Féthière a ouvert le feu pour se dégager d’une foule de manifestants à sa sortie du parlement le 24 septembre 2019.
On ne compte pas les reporters attaqués dans l’exercice de leur fonction, tel un groupe récemment à Jacmel par des individus non identifiés, dont Elmond Zidor de la radio Hozana FM, poignardé.
Mais le plus grave et ce qui ne s’était jamais vu sinon depuis les premiers temps de la dictature de Papa Doc qui avait opéré une neutralisation totale du métier de communication (années 1960) ce sont les journalistes assassinés et en nombre croissant depuis le début de la phase actuelle du mouvement de protestation contre le pouvoir en place.
Pétion Rospide, journaliste présentateur à RSF (Radio Sans Fin), est assassiné, le 12 juin 2019, en regagnant sa maison au sud de la capitale (Bicentenaire-Martissant).
Il venait de présenter son émission quotidienne consacrée à la campagne anti-corruption autour des milliards disparus du fonds vénézuélien de développement pour Haïti (Petrocaribe).
Le jeudi 10 octobre écoulé, un autre journaliste est assassiné à Mirebalais (département du Centre).
Néhémie Joseph, correspondant de Radio Mega (Port-au-Prince) a été retrouvé dans le coffre arrière de sa voiture avec deux balles dans le corps.
Ses assassins, comme ceux de Pétion Rospide, courent toujours et ne sont peut-être pas sur le point d’être rattrapés.
Mais le premier à tomber sous l’actuel régime aura été le photojournaliste Vladimir Legagneur porté disparu ...
Sorti de chez lui, le 14 mars 2018, le jeune homme n’a jamais été revu depuis.
Malgré les dénonciations, les notes de protestation, même les marches, signe particulier de tous ces actes : silence total des autorités ou quelque vague déclaration des porte-parole officiels (police, ministère de la communication etc) mais histoire de faire passer le temps comme c’est devenu la marque de fabrique de l’administration du président Jovenel Moïse après un peu plus de deux années au pouvoir.
Le chef de l’Etat est élu pour 5 ans. Mais l’actuel a fait tant et si mal que son départ est réclamé pas seulement par l’opposition mais désormais par la nation tout entière qui choisit de s’enfermer quasi-volontairement (pays ‘locked’) jusqu’à ce qu’il disparaisse.
Insouciant et insoucieux des droits et libertés individuels …
Mais cela risque de durer plus longtemps qu’on ne croit vu les moyens choisis par notre nouvelle ‘dictature’.
En effet seulement sous la pire dictature, Duvalier 1ère version (1957-1986) que Haïti a été soumise à un régime aussi insouciant et insoucieux des droits et libertés individuels.
Face à la montée de la contestation, le président Jovenel Moïse a ‘négocié’ son maintien au pouvoir avec l’administration américaine de Donald Trump.
L’une des pires crises économiques de notre Histoire …
Nature du deal : le vote d’Haïti devant les instances internationales dans la croisade américaine contre le Venezuela de Nicolas Maduro ...
Washington fournissant armes et munitions, sous toutes les formes, au régime de Port-au-Prince pendant que le pays est soumis à l’une des pires crises économiques de son Histoire.
Comme si l’un marchait avec l’autre, l’autoritarisme et la misère, pour une meilleure efficacité de l’opération !
Aussi n’a-t-il pas été si difficile à l’opposition traditionnelle pour gagner le peuple tout entier à sa cause.
‘Desaparecidos’ …
Cependant là ne s’arrête pas le parallèle avec le duvaliérisme version Papa Doc. C’est aussi le retour au temps des disparus (‘desaparecidos’).
Le photo-reporter Vladimir Legagneur a disparu comme qui dirait dans la nature, tandis que le confrère de Mirebalas et correspondant de Radio Mega (Néhémie Joseph) a été retrouvé dans sa voiture avec deux balles dans le corps alors qu’on s’apprêtait sans doute à faire disparaitre la voiture avec corps et âme, et que les assassins de Pétion Rospide n’ont jamais été identifiés.
Grâce à la protection de Washington et du camp occidental …
Mais ce n’est toujours pas tout. Sous la dictature Duvalier les assassinats de journalistes passaient comme lettre à la poste, dont notre confrère et ami Gasner Raymond dont le cadavre a été abandonné à Braches (commune de Léogane, au sud de Port-au-Prince), le 1er juin 1976.
Il n’existait lors pas de Reporters sans Frontières, ni de CPJ (Committe to Protect Journalists) ou alors ces institutions n’avaient pas droit de cité dans notre pays.
Alors que l’assassinat de Jean Dominique, le 3 avril 2000 (bien que jamais totalement élucidé lui non plus), provoquera au moins un tollé dans le monde ...
Mais lui Papa Doc avait chassé tout ce monde (liberté d’expression, droits humains etc), fait place nette. Grâce à la protection de Washington et du camp occidental (notre Core Group d’aujourd’hui) tout entier à la lutte contre le camp communiste (URSS, Chine, Cuba).
Comme si Haïti se retrouvait dans une situation similaire à celle du temps de la Guerre froide …
Or voici que se développe une conjoncture nationale qui soudain nous rappelle la même période noire qu’on croyait depuis longtemps révolue.
Réactions molles ou nulles de ces institutions-là malgré l’assassinat coup sur coup de ces jeunes confrères.
Le cas à avoir fait le plus de bruit à l’extérieur sera celui du photojournaliste blessé par le sénateur Féthière, Chery Dieu-Nallio de Associated Press. Normal !
Comme si Haïti se retrouvait sur le plan géopolitique, dans une position similaire à celle du temps de la Guerre froide !
Un ultra-conservateur à la Maison blanche d’un côté, de l’autre son archi-ennemi : le pouvoir en place au Venezuela qui, ce n’est pas un secret, a apporté à notre pays une aide inoubliable toutes ces dernières années.
Et Cuba à quelques encablures des côtes d’Haïti, comme dans les années 1960 à 1990.
Haïti isolée, mais bien seule dans ses malheurs (nos écrivains dénoncent l’indifférence de l’Europe des arts et des lettres !), d’autre part sans les alliés russe ou chinois comme nos voisins, seule et abandonnée aux griffes d’un pouvoir que l’administration américaine s’emploie de toute évidence à transformer lentement mais sûrement en nouveau monstre dinosaurien.
Et comme dans les années de plomb, notamment sous Papa Doc, les premières victimes ce sont les jeunes militants comme il en tombe désormais chaque jour, sous les balles de la police mais de plus de plus d’escadrons de la mort (‘Tontons macoutes’) soudain réapparus, cela au fur et à mesure que progresse la vague de ‘mobilisation’ contre le président soutenu en armes et munitions en tout genre par la Maison blanche ... et que sont assassinés aussi les journalistes parce que aujourd’hui la seule et unique voix de la nation, la seule par laquelle elle justifie encore son existence et sans laquelle l’opposition elle-même n’existerait pas.
Haïti, une fois de plus, seule dans le piège, et paradoxalement un dans lequel, une fois de plus, elle n’a aucun intérêt direct.
Jovenel Moïse a accepté de sacrifier un pays mais qui, ça au moins … n’est déjà plus le sien !
Marcus-Haïti en Marche, 11 Octobre 2019