Haïti semble rejouer 1957 !

PORT-AU-PRINCE, 7 Juin – Combien qui se souviennent des événements de 1957 ?
Ce sont eux qui ressemblent le plus à la crise politique que nous vivons.
Un pays sans gouvernail parce que trop qui se battent pour s’emparer de celui-ci.
Non la crise politique que nous vivons ne ressemble à aucune autre connue jusqu’ici parce que les précédentes se sont toujours terminées par l’intervention sur le terrain d’un troisième larron.
En 1986 (7 février), Jean Claude (Baby Doc) Duvalier s’envole pour l’exil en laissant le pouvoir à une junte militaro-civile.
Après maintes péripéties, en 1991 c’est encore l’armée qui prend les rênes après avoir envoyé en exil le président élu Jean Bertrand Aristide dont les mêmes secteurs qui l’avaient placé au palais national (FNCD, OPL, secteur engagé de l’église catholique etc) ne pouvaient pas s’entendre pour un partage du pouvoir.
Jean Bertrand Aristide est ramené au pouvoir trois années plus tard par l’armée américaine suivie sur le terrain par une mission onusienne de la paix qui aida à la réalisation des élections de 1996.
Malgré que les déchirements ne prirent pas fin, le président René Préval, qu’on dit (qu’on disait, il est mort en 2017) un habile manœuvrier, réussit à nous conduire jusqu’aux élections de 2001.
Après seulement trois années au pouvoir (sur un mandat de 5 ans), Aristide fut à nouveau renversé sous un mélange de pressions locales et internationales.
Mais le 29 février 2004, le jour même que ce dernier prenait l’avion pour l’exil, les forces américaines débarquaient à nouveau.
Washington prenait lui-même la situation en main. Le premier ministre en exercice, Yvon Neptune, fut pratiquement forcé de rester à son poste pour être remplacé quelques semaines plus tard par un chef du gouvernement parachuté directement des Etats-Unis, Mr. Gérard Latortue.
Celui-ci avec pratiquement les pleins pouvoirs, le chef de l’Etat, en la personne du président de la Cour de cassation, Boniface Alexandre, étant réduit à un rôle de figurant.
Des élections eurent lieu en 2006 qui remirent la présidence à René Préval pour un second quinquennat. Cependant le pays demeurait jusqu’en 2017 (13 ans) sous la ‘protection’ d’une mission onusienne de maintien de la paix (Minustah).
Ce qui permit des élections présidentielles en 2011 (gagnant Michel Martelly), puis en 2016, rejouées en 2017 (élu l’actuel président Jovenel Moïse).
Cependant en 2017, la Minustah est remplacée par une mission non militaire, la Minujusth dite pour l’appui à la justice en Haïti.
Ce changement joue un rôle primordial même si les Haïtiens ne voudraient pas le reconnaître parce que c’est dès ce moment que le pays est livré à des gangs armés dont les chefs ont des noms plus reconnus que toutes les personnalités les plus éminentes.


En ce moment, un même déchirement menace le tissu politico-social, additionné de la crise économique la plus grave que le pays ait connue depuis plus d’un demi-siècle (la monnaie nationale redevenue ‘zòrèy bourik’, c’est-à-dire ayant perdu près des trois quarts de sa valeur – à l’origine 5 gourdes pour 1 dollar américain, actuellement il faut plus de 90 gourdes) et une inflation de plus de 17 pour cent rendant le pouvoir d’achat nul dans une économie important en milliards et exportant pour à peine quelques centaines de millions.
Mais le pire c’est la disparition totale de l’ordre public pour faire place à des bandes armées qui assassinent au grand jour sans rien ni personne pour les en empêcher, la police, même faisant de son mieux, ne peut arriver à renverser la situation.
C’est par conséquent la première fois, de mémoire de citoyen, qu’on sent le pays aussi désarmé, désemparé, jamais autant en effet depuis la crise politico-électorale de 1957 restée dans toutes les mémoires avec sa succession d’un nouveau président provisoire tous les trois mois, chaque secteur essayant de maitriser la situation en vue de remporter les élections à sa manière ; aujourd’hui encore on sent les politiques haïtiens bien partis pour nous enfermer dans un même dilemme … Et dont l’acte final, comme on sait, a été la dictature Duvalier pour 29 ans (1957-1986).
Jusqu’ici ces 33 dernières années il y avait toujours un ‘deus ex machina’ (un élément inattendu : soit l’armée d’Haïti, soit les Marines etc) pour intervenir quand on s’y attend le moins … et calmer le jeu. Quitte pour l’armée en faisant, hélas, de nombreux morts dans la population civile, comme en 1991.
Or aujourd’hui il n’y a pas une armée d’Haïti (dont on pourrait se passer mais ni une force capable de maintenir l’ordre républicain), ni sur place une mission onusienne de maintien de la paix … et la police nationale seule habilitée à assurer l’ordre public, ne peut y arriver. Du moins jusqu’à présent. Outre que l’Etat n’assure pas non plus ses obligations envers elle. On parle parfois de plusieurs mois d’arriérés de salaire en dépit des efforts (et des sacrifices) demandés aux policiers.
Oui, la situation actuelle, nous le maintenons, est sans précédent.
Comme d’audacieux voltigeurs s’amusant à sauter en l’air sans filet.
Ni forces armée, dont c’était le rôle assigné par l’occupant de 1915 (occupation d’Haïti par les Etats-Unis : 1915-1934) : remettre au pas les politiciens civils quand ils s’égarent (du moins dans l’optique de Washington), même si les chefs militaires en profitaient bien entendu pour régler leurs affaires personnelles, dernière démonstration en date : le coup d’état militaire de 1991 qui fit plusieurs centaines de morts dans les quartiers populaires où Aristide avait acquis une immense popularité comme ex-curé de la paroisse de Saint Jean Bosco ; d’autre part ce n’était plus l’armée du tombeur du président Dumarsais Estimé en 1950 : le futur général-président Paul Eugène Magloire (‘Général Bon Papa’ comme le désignait une couverture du magazine Time) mais une armée enfoncée désormais profondément dans le trafic de la drogue (le réalisateur du coup d’état de 1991, le major Michel François, sera connu comme un trafiquant notoire).
Mais le plus choquant reste peut-être que la mission de maintien de la paix des Nations Unies s’est à peine retirée (du moins officiellement - en 2017) que nous retombons dans les mêmes comportements, ne faisant aucun effort, ni les uns ni les autres, pour empêcher que la seule solution : ce soit encore une fois un nouvel épisode de ‘Les Blancs débarquent’ !
L’autre alternative, la seule autre, c’est, hélas, l’enchainement des événements de 1957 qui finiront par l’établissement au palais national de Port-au-Prince pour trois décennies (1957-1986) de la pire dictature que notre pays ait jamais connue : les Duvalier père et fils.

Haïti en Marche, 7 Juin 2019