Bébé Doc ou le type parfait du roi fainéant !


JACMEL, 4 Octobre – Jean Claude Duvalier, 63 ans, est mort. Arrêt cardiaque. Le Duvaliérisme aussi, parce que c'est un régime qui se fonde autour d'un nom et d'une personne. Le sommet du pouvoir personnel. Et qui a régné, proprement dit, pendant près de trois décennies (1957-1986) sur Haïti, le pays le plus pauvre de l'hémisphère occidental. Et à moins d'une heure et demi par avion de Miami, la riche métropole floridienne (Etats-Unis).
Mythe. Pouvoir personnel. Et la magie d'un nom. Le créateur de la dynastie, François 'Papa Doc' Duvalier, avait visé juste. Tout autre successeur éventuel à l'époque (l'alter-ego intellectuel Clovis Désinor, le ministre de l'intérieur Luckner Cambronne, son beau-fils le colonel Max Dominique etc) n'aurait tenu aussi longtemps. Tandis que Jean Claude Duvalier a pu régner ... sans gouverner. Entendez par là que le pouvoir en tant que tel ne l'a jamais réellement intéressé. En tant que jouissance, oui, mais pas l'exercice du pouvoir.
D'abord il refusa tout net lorsque Papa Doc, sentant venir la fin (lui aussi est mort d'un arrêt cardiaque, les deux après avoir longuement souffert de diabète et presque au même âge, 64 ans), lui dit : Toto, c'est toi le prochain président !
Bernard Diederich a recueilli ses confidences dans son ouvrage 'L'Héritier'. Jean Claude Duvalier raconte qu'il s'enferma pendant plusieurs semaines, refusant d'en entendre parler. La petite histoire rapporte qu'il essaya même de laisser le pays.
Il avait vu sans doute ce que l'exercice du pouvoir avait fait de son père qu'il adorait, le 'Papy', devenu même à ses yeux à lui, un monstre, une bête à visage humain ...

Avec la différence que ce sont les ennemis de 'Papy' qui l'ont transformé ainsi, dit-il. Donc il n'aime pas les ennemis de son père. Au départ. Et il ne fera rien pour épargner le même traitement à tous ceux qui seront identifiés comme tel, comme des ennemis du régime. A tort ou à raison. La prison de Fort Dimanche ('Fort Dimanche-Fort La Mort', titre de l'ouvrage écrit par un ancien détenu, Patrick Lemoine), la Bastille du régime Duvalier, fonctionnera aussi rondement sous le fils que sous le père. Les torturés et fusillés continueront de se compter par brassées.

Enfant gâté ...
Mais revenons au jeune successeur. Baby Doc n'a que 19 ans en 1970-1971, quand les médecins de François Duvalier lui déclarèrent qu'il n'a que quelques mois encore à vivre.
Le dictateur changea aussitôt la Constitution pour abaisser l'âge auquel on peut assumer 'la magistrature suprême'.
Jean Claude Duvalier devient alors le plus jeune président de l'Histoire d'Haïti et du continent. Président à vie, par surcroit.
Qui est Jean Claude 'Baby Doc' Duvalier ? C'est l'opposition qui lui donna le surnom de 'Baby Doc.' Dans la famille, on le surnomme 'Dato.'
Lui appelle son père 'Papy' et sa sœur ainée, également sa marraine, 'Dédé'.
Il est le seul garçon, après trois filles : Marie Denise, Nicole et Simone (Ti-Simone, parce que portant le même nom que sa mère, Manman Simone).
En Haïti on appelle le dernier né quand il y a une grande différence d'âge avec les ainés 'kras vant', cela veut dire qu'on ne l'espérait plus.
Et quand c'est un garçon venant après trois filles, c'est un enfant forcément gâté.
Jean Claude Duvalier fut un enfant gâté. Et il le sera toute sa vie. Jusqu'à sa mort ce samedi 4 octobre 2014. Demandez à Véronique Roy, sa dernière compagne, qui a mené autour de lui une garde si vigilante que ses derniers partisans n'ont peut-être pas eu le temps de lui dire adieu.

Côté sentimental ...
Toujours dans les jupes. Et d'abord de Manman Simone, qui a dû le protéger contre les accès de colère d'un père qui demandait trop à son plein de soupe de fils ...
Puis dans celles de toutes les femmes de sa vie. En passant par l'épouse légitime, Michèle Bennett Duvalier qui lui a donné deux enfants, dont un garçon nommé François Nicolas Jean-Claude Duvalier II. Un nom qui risque de peser trop lourd !
Jean Claude Duvalier a donc une histoire spéciale avec la gent féminine.
Jalousement protégé par Manman Simone. Alors que son mari, Papa Doc, n'avait laissé à celle-ci qu'un rôle de représentation, elle va se venger en s'accaparant des commandes à l'accession de son fils.
D'autant que celui-ci, jusqu'à 19 ans, n'était pas encore tout à fait sorti de l'enfance. Il était heureux tant qu'il avait à portée ses jouets favoris : faire voler des avions mécaniques et rouler dans des bolides. D'abord dans la cour du palais national. Puis sur les routes du pays. Jaguar, Alfa Romeo, etc. Parmi les plus chères.
Côté sentimental, c'est là que Manman Simone était surtout vigilante. Comment empêcher une autre femelle de lui enlever son otage si précieux ?
Ce fut la guerre. La fille d'un président de l'Assemblée nationale (le parlement avait été modifié par Papa Doc en une chambre unique, la Chambre des députés) s'approcha trop du dauphin sur les bancs de la Faculté de droit de Port-au-Prince. Elle fut éjectée à Paris sous le couvert d'une bourse d'études.

L'amour de sa vie ! ...
Mais ce ne fut pas aussi facile avec celle que JCD (toujours dans L'Héritier, de Bernard Diederich, édité chez Deschamps) suggère comme pouvant avoir été l'amour de sa vie. Une jolie mulâtresse, de la vieille élite claire de Port-au-Prince, connue sous le prénom de Gilberte.
Le régime la força aussi à s'exiler. Mais Baby Doc résista. Il put la rejoindre à Paris. Son unique voyage à l'étranger jusqu'à son renversement et son départ pour l'exil en France, le 7 février 1986, après 15 années de pouvoir sans partage.
Le couple ne se sépara jamais vraiment, paraît-il même après le mariage, le 25 Mai 1980, avec Michèle Bennett, celle-ci ex-épouse de Alix Pasquet. Oui, vous avez bien entendu, le fils de l'ancien militaire, appelé aussi Alix (Sonson) Pasquet, qui avait conduit une force d'invasion jusque dans la cour du palais national (1958) et failli forcer François Duvalier à abandonner le pouvoir. Après le mariage de son ex-femme avec Baby Doc, Alix Pasquet fils retrouva par une autre façon accès au pouvoir.
Quant à Gilberte ... elle commit l'erreur de revenir en Haïti. Elle fut assassinée ... pas si mystérieusement. Il n'y a jamais eu d'enquête.
Cependant Manman Simone n'abandonna pas sa proie sans difficultés. Michèle Bennett Duvalier dut se battre avec elle comme deux 'matelotes' (expression créole signifiant rivales) dans les couloirs du palais pour la forcer à lâcher son emprise sur son fils.
Mais ce n'était que partie remise. Exilé en France, Baby Doc devait divorcer pour se remettre à vivre avec sa mère. Celle-ci mourut dans ses bras.

Premier ministre avant l'heure ...
Cependant le mot de pouvoir sans partage ici, n'est aussi qu'une formule. Tout en incarnant les mêmes attributions que son père : président à vie, 'chef suprême et effectif des forces armées d'Haïti', super-dictateur, maître des vies et des biens de tous les 10 millions d'Haïtiens, etc, Baby Doc s'arrangea toujours pour laisser le job (particulièrement le sale job) à d'autres.
D'abord à sa mère et son âme damnée, le ministre de l'intérieur Luckner Cambronne. Celui-là même qui se fit marchand de cadavres et du sang des plus infortunés de ses concitoyens pompé par conteneurs entiers pour alimenter de grands laboratoires étrangers.
Le scandale finit par éclater dans la presse américaine. Et Cambronne par être renvoyé.
Baby Doc fut celui qui inventa en Haïti la formule du premier ministre, aime à dire un de nos amis. Premier ministre avant l'heure !
Un Henri P. Bayard, ministre sans portefeuille, eut plus de pouvoir que tous les premiers ministres de l'ère post-Duvalier, à l'exception peut-être de ... Laurent Lamothe !
Idem un Serge Fourcand, un Guy Bauduit, tour à tour ministre du commerce.
Ce dernier nous montra un jour un lot de communiqués officiels portant déjà la signature du président Duvalier, mais sans aucun libellé, des communiqués laissés en blanc. Il n'avait qu'à inscrire le contenu et exécution !
C'est ça la dictature. Un pouvoir sans contrôle que lui-même.

Fort Dimanche – Fort La Mort ...
Mais hélas, cela ne s'arrête pas là. Car dans le même temps, la prison politique continue de fonctionner à plein rendement. Et avec la même cruauté. Impitoyablement.
En cas d'urgence, on faisait appel à l'affreux jojo par excellence, le ministre de l'intérieur Dr. Roger Lafontant, surnommé 'Dr Mengele' pour sa brutalité aussi bien dans la chambre de torture que pour ses relations avec ses propres collègues du gouvernement.
Sous Papa Doc, on fusille, on torture, on fait 'disparaître' sans même le temps d'identifier la victime. Comme lors des fusillades en pleine rue du 26 avril 1963, après une tentative d'attentat contre le futur successeur.
Ou dans les années 1960 quand eurent lieu des tentatives d'invasion successives venant de l'extérieur. Et que le dictateur se défoula de manière satanique sur les familles de ces opposants restées au pays.

Tontons Macoutes à la trappe ...
Sous Jean Claude Duvalier les emprisonnements et disparitions se poursuivirent de manière identique ... mais sans recevoir le même retentissement.
D'abord le régime avait la protection du bloc capitaliste (Etats-Unis, France, Allemagne, Israël, Taïwan ...). Ouverture du parc industriel de Port-au-Prince qui atteignit bientôt près de 100.000 emplois. Toujours aucune liberté syndicale. Les investisseurs ne s'en plaignent point.
Mais surtout, l'une des premières concessions obtenues par Washington, ce fut la disparition des Tontons Macoutes.
Pour faire affluer les hommes d'affaires, et surtout relancer le tourisme, il fallait ravaler la façade. Effacer le souvenir du règne sanguinaire de Papa Doc. En un mot, les Tontons Macoutes à la trappe.
Ces derniers sont mis au rancart et comme fer de lance de la sécurité du régime, remplacés par le nouveau Bataillon du Corps des Léopards, une unité militaire spéciale entrainée par les Etats-Unis et vouée à la défense personnelle du dictateur.

'Ça c'est la machine' ...
Mais revenons à Fort Dimanche – Fort La Mort. Dans ses conversations rapportées dans L'Héritier (interviews réalisées pendant son exil en France), Jean Claude Duvalier se comporte comme s'il n'avait rien à voir personnellement avec la répression qui continua de plus bel sous son gouvernement. Comme s'il y avait lui président à vie d'un côté, et de l'autre ceux-là qui sont les professionnels de la sécurité du régime. Chaque fois que Bernard Diederich essaiera d'avoir des précisions sur telle disparition ou telle autre, il répond : 'ça c'est la machine.'
Comme si Papa Doc lui aurait dit avant de mourir : 'Toto, ça c'est pas ton affaire, c'est la machine.'
Ainsi des milliers et en majorité des innocents continueront à payer de leur vie ... tandis qu'à l'extérieur le régime multiplie les métamorphoses pour se prolonger.

Printemps de Port-au-Prince ! ...
Vint un nouveau président démocrate américain nommé Jimmy Carter qui força la dictature à avancer plus vite sur la voie des réformes.
Ce fut la conquête d'une certaine liberté de la presse, les syndicats reparurent, et bientôt aussi des partis politiques.
On connaît l'héroïsme d'un Sylvio Claude, créateur d'un des premiers partis politiques depuis Papa Doc.
Me Gérard Gourgue, président de la Ligue Haïtienne des Droits Humains, échappa de peu à la mort.
Enfin le gouvernement reçut l'ordre de libérer tous les prisonniers politiques.
Mais Carter n'accomplit qu'un seul mandat. A peine élu son successeur républicain Ronald Reagan, que le régime mit fin à ce Printemps de Port-au-Prince. Le 28 novembre 1980, toute cette cuvée de journalistes indépendants, de syndicalistes, partis politiques et défenseurs des droits humains sont ramassés, emprisonnés et un bon nombre forcé à l'exil.
Mais la lutte ne cessera pas pour autant. Elle fut reprise un peu plus tard par un nouveau secteur de l'église catholique, les 'ti-legliz', faisant pendant à la 'théologie de la libération', un secteur engagé de l'église apparu en Amérique latine.
Les 'ti-legliz' contribuèrent à sensibiliser la jeunesse des villes et des campagnes.

Un roi fainéant ...
Jean Claude Duvalier partit pour l'exil le 7 février 1986.
Il revint soudain au pays, en 2011, exactement après 25 ans d'absence afin de pouvoir bénéficier de la prescription, le délai légal au-delà duquel on ne peut être poursuivi.
Sauf que les crimes contre l'humanité, les milliers de morts et de torturés commis sous son règne, sont imprescriptibles.
Un juge a fini par le reconnaître. Mais avant que s'ouvre véritablement le procès, l'accusé meurt. En droit, la poursuite s'éteint avec la mort de l'accusé. Du moins en ce qui concerne Duvalier lui-même.
Jean Claude Duvalier meurt donc comme il a toujours vécu. Avec comme épitaphe : ci-git un enfant gâté, qui aura vécu jusqu'à sa mort sans jamais de compte à rendre. Le type parfait du roi fainéant !

Marcus - Mélodie 103.3 FM, Port-au-Prince