Gasner Raymond, tombé un 1er Juin ...

PORT-AU-PRINCE, 4 Juin – Il s'appelait Gasner Raymond. Profession : journaliste. Et il a été assassiné le 1er Juin 1976. Cela fait 39 ans.
Braches. Nom devenu familier à ceux de cette génération. Banale section rurale sur la route de Léogane (sud de Port-au-Prince) ... si un après-midi un correspondant de presse qui s'ennuyait tellement la censure était tatillonne, n'avait appelé son patron de la salle des nouvelles pour avertir qu'on venait de trouver le cadavre d'un jeune homme en ces lieux. Et quoi d'autre ?
Oui dans sa poche, une carte de presse.
Et quoi encore ?
Un certain Gasner Raymond.
Merde !
Reporter au Petit Samedi Soir.
Une chape de plomb tomba sur Port-au-Prince, comme si bien relaté par Dany Laferrière dans son roman 'Le cri des oiseaux fous.'

Comme des oiseaux fous ...
Le régime de Jean-Claude Duvalier venait d'asséner un grand coup de pied dans la fourmilière. Comme des oiseaux fous, on devait s'enfuir dans toutes les directions.
Mais ce ne fut pas le cas.


Par 'on', nous entendons le tout petit groupe (petit, petit, minuscule comme dit Cyrano) qui constituait lors ce qui devait être désigné plus tard sous le qualificatif si flatteur de 'la presse indépendante.'
L'assassinat en plein jour de Gasner Raymond, sans même prendre la peine d'emporter sa carte de presse, devait constituer un avertissement solennel. La liberté de parole, ça suffit !
C'était le 1er juin 1976. Pourtant cela durera encore plus de 4 ans. Un record historique. Digne du Guiness. Oui, jusqu'au grand coup de balai du 28 novembre 1980 avec arrestation et exil forcé pour tous les cadres et fantassins du mouvement.

 

Ni Amnesty ni Reporters sans frontières ...
Il n'y eut sur le champ, après la mort de Gasner, aucun support, aucun signe que notre combat était ni encouragé, lors on ignorait tout d'Amnesty International ni de Reporters sans frontières, même la SIP (Société interaméricaine de presse) qui ne se souciait plus de ce qui arrivait en Haïti ; ni davantage reconnu par l'opposition haïtienne en exil (si radicale dans son opposition qu'il aurait fallu qu'on se fasse flinguer jusqu'au dernier pour reconnaître que c'était un mouvement sérieux).
Sérieux, c'était pas le mot il est vrai, disons authentique, sincère. Propre surtout.
Il fallut attendre l'élection de Jimmy Carter, en novembre de la même année (1976), et sa campagne internationale en faveur des droits de l'homme, pour que nous commencions à exister aux yeux du reste du monde.
L'assassinat de Gasner Raymond a été méticuleusement orchestré.
La victime avait été soigneusement identifiée. Singularisée. Jeune homme sans fortune (pour tout salaire, les reporters du Petit Samedi Soir recevaient un lot de journaux qu'ils liquidaient eux-mêmes), casse-cou sur les bords, il menait au moins trois investigations super délicates quand il a été tué : la grève au Ciment d'Haïti, dont les propriétaires (les cimenteries Lambert, de France) étaient des proches de la famille Duvalier, le trafic des prostituées dominicaines (dont la police haïtienne tirait aussi d'importants dividendes) et une affaire de déguerpissement des résidents d'un terrain en conflit et fort convoité situé derrière l'hôtel Holoffson.
Aujourd'hui qu'on ne parle que de journalisme d'investigation.
Oui il existe, Gasner l'a inventé.
Trois dossiers super-brûlants dans l'Haïti 'de la révolution économique' de Baby Doc Duvalier.

Sous les ordres du colonel Jean Valmé ...
A cette époque de totale impunité pour la police politique du régime, les tueurs ne portaient pas de masque. Comme aujourd'hui ...
Tout le monde sait (et on tenait aussi à ce qu'il se sache) qui était les assassins de Gasner Raymond.
Le commando du SD (Service détective, situé dans les combles attenants au palais national aujourd'hui défunt), était dirigé par un voyou devenu cadre de la police (pas si) secrète, et toujours en complet veston, nommé Lionel Willy. Surnom : 'Ti Je.'
Gasner n'a pas été tué par balles mais étranglé. Une mort encore plus affreuse. Avec les yeux lui sortant de la tête. Et destinée par conséquent à marquer davantage les esprits.
Il avait des traces de sable au cou. A-t-il été étranglé ailleurs, pourquoi pas dans les locaux de la police politique, sous les ordres du colonel Jean Valmé, sinon par celui-ci lui-même ?
Le colonel est encore vivant. Et il vit en Haïti. A quoi sert Amnesty ?
Lionel Willy dit 'Ti- Je' est mort (peut-être du Sida) après avoir mené une vie de patachon en Floride.

Académicien franco-québéco-haïtien ...
Les funérailles de Gasner auront lieu en présence de tous ses confrères. Et camarades. Ces derniers déjà plus nombreux qu'on ne le croyait. De nombreux éditoriaux dénonceront le crime.
On promit que son martyre ne resterait pas impuni.
Cependant lors d'un séminaire pour journalistes quelques années seulement après la chute du régime Duvalier (février 1986), les jeunes confrères ouvrirent de grands yeux à la lecture des pages du roman de Dany Laferrière 'Le cri des oiseaux fous.'
S'il devait y avoir une seule chose à la gloire du nouvel Académicien franco-québéco-haïtien qui a été investi au siège de l'Académie française, à Paris, le 28 mai écoulé, c'est qu'il n'a pas oublié d'où il vient.
Et parmi les centaines d'articles qui lui sont consacrés aujourd'hui sur tous les continents et dans toutes les langues, pas un qui ne revienne sur le martyre du 1er Juin 1976.

Marcus, Haïti en Marche, 4 Juin 2015