La question devient politique

PORT-AU-PRINCE, 8 Septembre – Ce qui devait arriver est arrivé. La question des assassinats par bandits à moto devient politique.
Vendredi (7 septembre) une manifestation a eu lieu pour protester contre celui du président du conseil d’administration de l’Université de Port-au-Prince, Serge Luc Bernard, 64 ans, abattu le vendredi précédent (31 août) alors qu’il venait d’effectuer une opération bancaire dans le quartier de Turgeau (Port-au-Prince). Sa voiture a été poursuivie par des bandits à moto qui après une course folle, l’ont tué de sang-froid. Puis ont pris la fuite.
A nouveau ce vendredi, au moment même où se déroulait la manifestation à l’actif des étudiants de l’Université de Port-au-Prince, on rapportait l’assassinat d’une autre personne dans les mêmes conditions à Pétionville, banlieue aisée de la capitale. Un monsieur qui sortait d’une banque. Et les tueurs immanquablement prenant la fuite à moto.
Leur manœuvre est toujours bien réglée : un qui reste sur la moto, le second qui arrache le butin à la victime et le troisième, le pistolero qui couvre l’opération, prêt à faire feu sans hésitation.

‘Baby gangsters’ …
Moyenne d’âge : 20 – 22 ans.
Ce sont les ‘baby gangsters’ d’Haïti. Une génération née de l’interminable crise politique qui a suivi la chute de la dictature Duvalier en février 1986.

Mais pas d’un seul coup. Plutôt d’éclatement en éclatement des différentes institutions du pays : d’abord l’armée d’Haïti et ses coups d’état fratricides en série, puis la classe politique sous le choc de la lutte Lavalas anti-Lavalas, puis la société civile après le deuxième renversement d’Aristide (Jean-Bertrand Aristide, deux fois élu et deux fois renversé), même l’église (entendez le clergé catholique) qui n’a pas résisté à ce véritable séisme politique … Et tout cela sur fond de pauvreté accrue et d’illusions perdues. Il est né de tout ça un laxisme généralisé, une perte de toute repère, et le cynisme comme système de pensée. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter les échanges entre acteurs politiques qui font les beaux jours de nos stations de radio. La brutalité nue. Vulgarité et immoralité déguisées en complet veston. Et sans jamais de rapport avec la vraie réalité du pays. Un ‘show médiatique’. Et peut-être fait exprès pour cacher les problèmes réels.

L’ordre dictatorial …
Eh bien, notre banditisme à moto est un pur produit de ce système sur fond de désordre généralisé et de corruption pratiqué en haut depuis plus de deux décennies. Et surtout en totale impunité. Il serait anormal qu’il n’y ait aucune répercussion en bas. Chez les jeunes qui ont grandi dans un tel climat.
Cependant, ne vous y trompez point, il y avait encore plus de corruption sous la dictature Duvalier.
Mais la dictature ne survivrait pas sans l’ordre. L’ordre dictatorial bien entendu. Avec - on semble l’oublier vu la terreur que les petits bandits font régner aujourd’hui - suppression de toutes les libertés : liberté d’expression, liberté syndicale, d’exercer ses droits politiques etc. Etes-vous prêts à les sacrifier de nouveau ?
Voilà pour les nostalgiques - même malgré eux - du règne dictatorial du fait que jusqu’à la chute de Jean Claude Duvalier le 7 février 1986 on pouvait en effet circuler aux quatre coins du pays, de jour comme de nuit, sans courir aucun risque.
Ou plutôt comment la dictature Duvalier réagirait-elle face à une situation comme celle que nous subissons aujourd’hui ?

Droit de vie ou de mort …
Il faudrait remonter jusqu’au début du régime. La réponse est que le système mis en place par Papa Doc devait avoir le monopole de la terreur. Par conséquent seuls les sbires du régime qui avaient droit de vie ou de mort.  
Tout autre contrevenant s’exposait à le payer de sa propre vie.
Voilà la réponse à la question. Elémentaire mon cher Watson. Seuls les Tontons Macoutes de Duvalier qui avaient le droit d’enlever la vie.
Donc c’est mal poser la question que de prendre le régime Duvalier comme exemple ou base de comparaison.
Cependant Haïti n’est pas née avec Duvalier. Or il n’est pas sûr non plus que la situation actuelle eût survenu sous les gouvernements précédents (d’avant 1957) dominés par la tradition militariste haïtienne.
Cette dernière ne fait pas de quartier à toute menace à l’ordre public. Et mû par une tradition bien enracinée que ‘qui dit masses populaires dit désordre, vagabondage’, les premiers petits bandits attrapés auraient été passés par les armes sans jugement et sur place et leurs cadavres laissés à pourrir sur la chaussée pendant des heures. Afin que nul n’en ignore ! C’était le règne des généraux Chaloscar, Trois-Pas etc.  

Discriminatoire, injuste et méprisante …
C’est la méthode haïtienne classique. On ne peut pas dire qu’elle ait été improductive. Mais le corolaire est qu’elle soit discriminatoire, injuste et méprisante pour la majorité et totalement aux ordres des privilégiés.
D’autre part en même temps que de la dictature à vie c’est aussi de ce système que nous avons voulu nous débarrasser en février 1986 et cela avec l’adoption d’une nouvelle constitution qui rétablisse les droits essentiels et les libertés individuelles. La Constitution de 1987. Or le premier des droits est le droit à la vie. Nul n’a le droit d’enlever la vie. Autrement dit le règne de la justice remplaçant celui de l’impunité.
Or résultat des courses : on a fait tant et si mal que c’est l’impunité qui a triomphé. Et la trilogie si chère aux militants de 1987 : ‘justice, transparence, participation’ d’être remplacée par ‘disparition de l’autorité de l’Etat et de l’ordre public, corruption, impunité’.

Justice avant liberté …
Or ce n’est pas la liberté qui remplace la dictature (illusion !) c’est la justice.
Sans la justice la terreur si chère à la dictature peut prendre toute autre forme. Elle peut être économique (comme le massacre des 34 mineurs grévistes en Afrique du Sud). Ou l’angoisse actuelle que font peser les bandits à moto à Port-au-Prince et dans la zone métropolitaine. On ne sort dans la rue sans exposer sa vie. C’est palpable.
N’attendez pas d’être braqué à votre tour pour savoir que la plus grande force de ces jeunes chenapans est qu’ils n’ont pas tardé longtemps à réaliser qu’ils ont un contrôle absolu de la situation.
Au premier coup d’arme (coup de semonce !) toute la rue se met à plat ventre, car de plus ils opèrent dans les endroits les plus affairés. Mais très psychologues ils ont appris que leur meilleure arme c’est la terreur qu’ils ont su imposer non seulement à cause du nombre de personnes abattues par semaine ou par jour, mais parce que tous sont à présent persuadés qu’il ne leur arrivera jamais rien. Donc inutile d’essayer de leur tenir tête. Ils ont licence de tuer !
On dit que le professeur Serge Luc Bernard a essayé de fuir jusqu’au point fixe maintenu par la police au coin de Turgeau et de l’avenue Martin Luther King. Il a été tué à cet endroit même. Sous le nez des policiers … qui peut-être s’étaient également planqués entendant venir la fusillade.  

Allons-nous mourir jusqu’au dernier ? …
Alors n’y a-t-il pas de solution et allons-nous mourir jusqu’au dernier ?
Les mesures annoncées jusqu’à présent par le gouvernement semblent largement insuffisantes. La police demeure impuissante malgré quelques velléités de temps à autre.  
Avec la manifestation des étudiants de l’Université de Port-au-Prince la question prend pour la première fois une tournure politique.
En Haïti la peine de mort a été abolie par la Constitution de 1987 pour avoir été usée et abusée par la dictature Duvalier contre ses adversaires.
Car aux Etats-Unis (la démocratie qu’on nous donne en exemple), une telle situation est de nature à faire rétablir automatiquement la peine de mort même dans les Etats qui l’ont supprimée. Un simple référendum suffit. Mais, voilà, notre constitution a aboli aussi le recours au référendum !
Pas de peine de mort, une justice aux plus offrants, des prisons surpeuplées et où éclatent des évasions à périodes régulières et sur commande (Haïti pays aussi de transit de la drogue), et une police insuffisamment entrainée dans la lutte contre le banditisme et mal entretenue ouvrant ainsi la voie à la ‘petite’ corruption.

Trop c’est trop ! …
Bref aucun moyen de dissuasion ? Est-ce possible ?
Outre que dans ce domaine l’international joue plutôt un rôle ou bien de simple spectateur ou bien d’empêcheur brandissant les droits de l’homme à la moindre initiative personnelle des forces de l’ordre haïtiennes pour tenter de contrôler l’escalade.
Donc notre extrême dépendance sur le plan politique et économique est aussi cause du ‘massacre’.
Mais le vent commence à tourner pour le pouvoir qui doit coûte que coûte trouver une parade dans les mois qui viennent.
Trop c’est trop !

Haïti en Marche, 8 Septembre 2012