L’Etat en fuite !

PORT-AU-PRINCE, 9 Février – Les kidnappings s’enchainent désormais à un rythme fou. Et quotidien. Deux, trois, cinq enlèvements à la capitale par jour. Si ce n’est plus.
L’Etat n’a aucun commentaire. Le public n’a aucune explication.
Seule la rançon dont, entend-on, le montant peut varier. Les kidnappeurs acceptant de fixer leurs exigences au niveau des possibilités de leur otage – ou de leurs otages. Ils affecteraient plus souvent aussi un comportement de gentleman. Comme dans les films d’autrefois : le ‘gentleman cambrioleur’. Comme qui dirait le kidnapping qui devient tout à fait une profession. Comme qui dirait des citoyens qui auraient décidé que c’est la dernière façon qu’il leur reste pour s’enrichir. Et vite car on est en pleine crise économique.
Mais plus sérieusement qui sont les auteurs de cette vague de kidnappings en série et sans précédent ?


Les autorités publiques n’ont pas de réponse. Même pas une suggestion. Le porte-parole de la police (Michel-Ange Louis-Jeune lui-même) a même essayé en début de semaine de faire croire le contraire. Que Delmas, où plusieurs enlèvements ont été rapportés encore ce dernier week-end, serait l’un des endroits les plus ‘safe’ de la capitale.
Cependant confronté à une même situation, tout autre pouvoir jusqu’ici aurait crié à la Déstabilisation.
En effet existe-t-il meilleure façon de prouver la nullité des autorités, de défier un pouvoir en place qu’en forçant comme aujourd’hui les citoyens à se terrer chez eux ?
Mais aussi bien l’administration du président Jovenel Moïse ne souffle mot, mais autant le citoyen ne réagit pas tellement non plus.
Comme si on se trouvait, et c’est une réalité que tout le monde admet, au fond du trou. Et que désormais tout peut arriver. Le pire devient normal. Comme le personnage d’un autre vieux succès du cinéma français : on est dans le pétrin mais un pétrin qui de plus, ne pétrit plus !
Oui on est obligé de se réfugier dans l’humour, seule la plaisanterie qui peut vous protéger de ne pas faire un stroke ou un arrêt cardiaque, à un moment où tout le monde accepte sa condamnation : on est foutu, rien ne changera. Oui toute une société chloroformée.
Mais tout a ses conséquences. Ne pouvant s’en prendre au pouvoir (protégé par ses troupes ainsi que par ses ‘mercenaires’ locaux et étrangers), ne pouvant nous en prendre non plus à l’opposition pour ses calculs à courte vue parce qu’elle (l’opposition) est aussi si diverse (‘pwason kraze nan bouyon’) qu’on ne saurait à qui s’adresser, eh bien les citoyens commencent à s’en prendre à eux-mêmes, hélas, les uns aux autres, les uns contre les autres. Par exemple, dans la circulation où les uns injurient les autres, taxis motos contre chauffeurs et tous contre le pauvre piéton etc.
Comment une Déstabilisation peut-elle être plus parfaite ?
Comment un soulèvement pourrait-il être plus évident ?
C’est ainsi que l’auraient compris jusqu’ici tous les pouvoirs en Haïti.
Serait-ce que le pouvoir actuel est si faible que la seule attitude possible c’est de faire le gros dos devant la situation ?
Comme pour reprendre Papa Doc : ‘pour vivre heureux, vivons caché’ !
Le pouvoir en place oui, le pouvoir peut bluffer mais pas l’Etat.


Car le pouvoir (car Jovenel Moïse et son administration) ce n’est pas l’Etat.
Car même s’ils ne sont pas capables de représenter voire d’incarner l’Etat, mais l’Etat n’en existe pas moins.
Alors ?
Alors le pire crime que peut faire un pouvoir contre l’Etat, et contre notre pays, c’est ce qui se passe en ce moment.
C’est de conduire l’Etat à la disparition.
Certains disent déjà, mais vous n’êtes pas obligés d’être d’accord : à la disparition totale.
Car que croire en effet quand toutes les administrations publiques sont forcées de déguerpir de leur installation, leurs bureaux officiels au centre-ville, à mesure que ce dernier est pris en otage par les gangs armés.
On a vu juges et greffiers ainsi que les justifiables et leurs avocats prendre les jambes à leur cou à l’arrivée des gangs plus lourdement armés que la police nationale.
Depuis on entend que le palais de justice envisage de déménager vers … les hauteurs dominant la capitale.
Le Parlement depuis un mois n’est peuplé que par des fantômes, plus des trois quarts de ses membres (députés et sénateurs) ayant eu droit, si l’on peut dire, à leur retraite anticipée, mais déjà payée !
Dans la plupart des autres bureaux publics le nombre d’agents de sécurité dépasse de loin celui des fonctionnaires véritables.
Les directeurs généraux, comme la semaine dernière celui de l’Electricité d’Haïti, sont obligés de se rendre au palais présidentiel pour donner une conférence de presse parce que le seul endroit où existe une sécurité véritable.
Un Etat en Etat de Siège. Oui par les gangs armés. Certains disent : par ses propres créatures.
L’Etat est en fuite. L’Etat abandonne le navire, abandonne le terrain. Au sens propre ...
L’Etat disparait. Et nous abandonne. Lâchement.
Comme le titre d’un livre paru dans le cadre de la crise politique de 2004, ‘Haïti n’existe pas !’
Dire qu’à l’époque, beaucoup s’étaient offusqués d’un pareil titre, comment peut-on se permettre de dire que Haïti, le pays de Dessalines, n’existe pas !
Il n’y a même pas encore vingt ans depuis.
Alors que pour tous, il est évident qu’aujourd’hui : Haïti n’existe pas !
En tout cas, attendrons-nous, sans rien faire, que le pouvoir actuel ait signé l’acte de … liquidation ?

Haïti en Marche, 9 Février 2020