PORT-AU-PRINCE, 17 Mai – Notre collaboratrice Huguette Hérard (page 2) fait pour nous cette semaine le compte-rendu d'un ouvrage intitulé 'Sauver les médias' (Julia Cagé, Paris) montrant, chiffres à l'appui, la descente en chute libre de la liberté d'informer à travers le monde, y compris dans les grandes démocraties du Nord.
Les causes sont multiples : pressions politiques, économiques, structurelles (la révolution insuffisamment maitrisée de l'internet) et aussi professionnelles. Mais, de notre côté, plutôt que 'sauver les médias', nous aurions intitulé cet ouvrage 'sauver la presse' car les médias qui se portent le mieux aujourd'hui, financièrement bien entendu, ne sont pas de ceux qui participent le plus à maintenir la liberté de la presse. Ayant, comme toute entreprise capitaliste, la rentabilité comme objectif primordial.

Le massacre ...
Alors que des journaux d'une réputation planétaire comme le Los Angeles Times ou Newsweek ont disparu des kiosques, de vulgaires feuilles de choux comme le National Enquirer (Floride) voient constamment augmenter leur tirage tandis qu'on se bouscule pour un mensuel du seul fait qu'il s'appelle 'Oprah Winfrey', la reine du talk-show. Et pourquoi pas : 'Beyonce' ou 'Rihana.' Les réseaux sociaux (en premier lieu Facebook) finissent d'accomplir le massacre.
Le grand New York Times vient de comptabiliser ses pertes pour le premier trimestre de l'année en cours : 15 millions de dollars en publicité évanouie. Ce n'est pas faute de lecteurs, mais ceux-ci procèdent 'en ligne.' Or les commanditaires sont plus lents à reconnaître la nécessité de se reconvertir dans ce nouveau médium. Ou alors ils essaient d'en profiter directement.

 

Rester loin du pouvoir ne fait plus recette ! ...
En Haïti, c'est le contraire. Médiatiquement nous restons prisonniers du vieux système – par exemple, la télévision doit passer au numérique mais c'est à notre corps défendant. Non à cause d'un quelconque désintérêt de la part du public comme c'est le cas dans certaines grandes démocraties où l'on ne ferait plus autant confiance à la grande presse pour défendre le citoyen face aux grands groupes, en Haïti au contraire la presse paraissait jusqu'à récemment le dernier recours face aux troubles politiques qui agitent le pays depuis plusieurs décennies ainsi qu'à une classe politique qui s'est passablement déméritée.
Mais notre presse finalement n'a pas échappé elle non plus à la gangrène politique, et cette nouvelle tendance devient si évidente que des confrères n'hésitent pas à faire le saut pour se lancer ouvertement dans une carrière politique. Comme en témoignent divers nouveaux venus dans la course électorale qui doit renouveler cette année la quasi totalité de la classe politique.

Venant consacrer le rapprochement à marches forcées entre le pouvoir et la presse ; pensez que sous la dictature (30 ans du régime Duvalier, 1957-1986) c'était l'inverse : rester le plus loin du pouvoir que possible.

Entre le dénuement ou la fermeture ...
Dans ces circonstances, les gouvernements (et plus que tout autre celui de Michel Martelly) ont beau jeu de choisir dans le lot les médias qui leur sont les plus favorables, laissant tomber les autres qui, vu la situation économique déplorable, ont le choix entre le dénuement ou la fermeture.
Mais il reste une menace encore plus sourde car à tout prendre Haïti aujourd'hui n'est pas le pays où la liberté de la presse est la plus menacée : c'est le facteur du marché. L'assiette économique n'est pas assez importante pour le (trop) grand nombre de médias (particulièrement radios et télés diffusant à la capitale comme dans le reste du pays).
Ainsi tout comme le gouvernement dans sa division entre médias amis ou ennemis, les commanditaires eux aussi se sont arrangés pour tirer le meilleur parti possible de la situation. C'est l'apparition de réseaux composés sur une base de distribution de la publicité. Le commerçant est le premier gagnant puisque pouvant avoir son produit diffusé sur un maximum d'antennes et à un bien meilleur coût.

Un cercle vicieux ...
L'économique rejoignant le politique, c'est un pas de géant qui s'accomplit dans la banalisation du monde médiatique. Le règne du moindre effort, puisque ou vous êtes membre du réseau pour lequel le critère de qualité n'a pas grande importance, ou vous êtes seul de votre côté donc sans moyens d'amélioration. Un cercle vicieux. Nos télés se confinent dans la diffusion de vidéos indigestes des groupes locaux de musique populaire enregistrées de plus dans un faux décor à la Miami ou dans des 'soap opéras' piratées sur les chaines étrangères. Raison pour laquelle la télévision numérique ne peut démarrer car elle interdit implicitement la piraterie et encourage la production, un élément du système qui demeure ignoré chez nous.

Débauche dans l'attribution des fréquences ...
Nous disions : Haïti n'est pas le pays où la liberté de la presse est la plus menacée aujourd'hui. Oui, du fait que c'est d'elle même qu'elle se condamne à disparaître.
D'abord pour les raisons politiques qu'on vient de voir, chaque pouvoir voulant avoir des médias à ses ordres, l'organisme chargé de la distribution des fréquences audiovisuelles (ou Conatel / conseil national des télécommunications) a fait une véritable débauche dans l'attribution des fréquences radio et télé, dont le nombre au cours des quinze dernières années s'est multiplié par cinq, six ou dix ou plus.
Ensuite, comme il arrive souvent, plus la quantité augmente, plus la qualité diminue, parce qu'il n'y a pas que les revenus qui en souffrent, mais aussi la formation du personnel.
La mise en réseau fait le reste. Ce n'est pas la valeur réelle des reporters ou animateurs qui compte désormais que le poids du réseau. D'ailleurs tout le monde se proclame presse, même quand ce ne serait que de simples boites à cancans, parce que désormais, comme on l'a vu plus haut, le journalisme mène à tout !
Le pouvoir politique et les grands groupes (dont d'ailleurs le principal souci est de mettre celui-ci dans leur poche) n'ayant aucune préoccupation particulière pour la liberté de la presse. Libre, oui, mais à mon service. A ma botte !
Chez nous la presse est depuis toujours au service de la révolution. Mais aujourd'hui ne serait-il pas venu pour elle le temps de penser à sa propre révolution ?

Marcus – Mélodie 103.3 FM, Port-au-Prince