Les leçons d’une pendaison

MEYER, 14 Février – Un Haïtien découvert pendu sur une place publique à Santiago, deuxième ville de la République dominicaine.
Il s’appelle Jean Claude Jean Harry, surnommé Tulile, d’après la presse dominicaine.
Il exerçait le métier de cireur de chaussures. Il était connu et apprécié de ses compatriotes ainsi que de ses clients dominicains, nous dit-on.
Le corps a été découvert pendu à un arbre, le mercredi 11 février, les mains et les pieds attachés.
Il y a donc beaucoup de chance qu’il ait été vivant quand il a été soumis à ce supplice.
C’est donc un crime plus qu’abominable.
Est-ce un signal ? Oui, pensent les organisations de défense des droits humains (Amnesty International, l’Institut pour la Justice et la Démocratie en Haïti, le Centre Robert F. Kennedy pour la Justice et les Droits humains, le Groupe d’appui aux réfugiés et rapatriés / GARR … etc).
Mais la police dominicaine semble vouloir conclure à un meurtre plus ordinaire. La victime aurait gagné récemment à la loterie et peut avoir été tué pour lui voler son argent.
Une autre piste explorée par la police de Santiago mènerait à l’assassin d’une sexagénaire dominicaine, que de fil en aiguille notre ‘Tulile’ témoin de ce meurtre aurait menacé de dénoncer.
Mais une vengeance par pendaison, et exécutée pour frapper l’opinion au maximum (sur une place publique) c’est tout de même particulièrement rare.
D’autre part, la police dominicaine a procédé aussi à l’arrestation de cinq membres d’un groupe de Dominicains qui auraient brûlé récemment un drapeau haïtien.
Ces derniers, pour leur défense, auraient dit que leur acte répond à l’incendie d’un drapeau dominicain par des Haïtiens.
Les organisations de défense des droits humains ne sont pas dupes. Selon elles, cette pendaison est un message définitif envoyé par les Dominicains anti-Haïtiens que leur
patience est à bout et que la prochaine fois ce sera, éventuellement, un vrai génocide.


Allusion au massacre de 30.000 Haïtiens en 1937 sur ordre du dictateur dominicain Rafael Trujillo.
On est, comme vous le savez, dans un contexte spécial depuis la décision par la Cour constitutionnelle de Santo Domingo, en 2013, d’enlever la nationalité dominicaine aux enfants d’immigrants haïtiens sans papiers nés dans le pays voisin et qui jusque-là étaient reconnus comme citoyens dominicains.
Cependant soumis à une forte pression internationale, le gouvernement du président Danilo Medina a consenti, en 2014, à faire voter une loi accordant la résidence légale à tous ces derniers. Mais sur près de 115.000 personnes, selon Amnesty International, à peine 9.000 ont pu s’inscrire à ce programme.
Survient une nouvelle condamnation par la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH), affiliée à l’Organisation des Etats américains (OEA), lorsque le gouvernement dominicain empêche à des militants dominicains d’ascendance haïtienne d’aller témoigner devant la CIDH à Washington.
En réaction, la Cour constitutionnelle dominicaine, dominée par les plus ultras des anti-haïtianistes (tout comme les services d’identification et de naturalisation), annonce alors le retrait de la République dominicaine de la CIDH.
Mais en vain. La République dominicaine est liée par des conventions internationales qui ne peuvent être écartées de façon aussi fantaisiste.
La tension alors est à son comble. Selon Edwin Paraison, militant des droits humains et ex-ministre des Haïtiens vivant à l’étranger, de nombreux signaux ont été envoyés montrant aux gouvernants haïtiens l’imminence d’une catastrophe pouvant résulter dans le massacre d’un nombre considérable de compatriotes et le début d’une passe difficile dans les relations entre les deux pays se partageant la même île.
Mais Port-au-Prince, du moins le président Michel Martelly et son ex-premier ministre Laurent Salvador Lamothe, n’ont manifesté d’intérêt que pour les relations commerciales et économiques entre les deux pays.
Haïti est le second partenaire commercial de la République Dominicaine après le géant nord-américain.
Un marché dépassant le milliard l’an. Mais en échange nous peinons à vendre pour plus de 100 millions de dollars à nos voisins.
Un tel déséquilibre suffirait à expliquer l’afflux d’immigrants sans papiers haïtiens à la frontière haïtiano-dominicaine.
Ainsi vont les choses. Mais on s’est tellement embourbé dans cette situation que la pendaison d’un immigrant haïtien, sans préalable ni provocation ni aucun acte répréhensible de sa part, risque de passer en Haïti comme une lettre à la poste. En dehors du choc provoqué sur le moment.
Pour commencer, pays de discrimination endurcie que le nôtre, la bonne société commence par questionner l’origine sociale de la victime.
Un immigrant sans papier, oh ! Cireur de chaussures par surcroit.
En 1937, le dictateur Trujillo a fait assassiner 30.000 Haïtiens dans une première tentative criminelle de mettre fin à l’immigration illégale haïtienne. Mais qui était-ce ? Des paysans qui traditionnellement vont vendre leur force de travail pour la zafra ou récolte de la canne.
Sous forte pression internationale, le gouvernement du président Sténio Vincent (1930-1941) négocia avec Trujillo le paiement d’un dédommagement.
Mais qui fut dilapidé, comme cela risquerait de se produire encore aujourd’hui.
Cependant désormais attention ! : l’indifférence basée sur le statut social est entrée dans une phase bien plus complexe de nos jours. C’est l’entrée en scène de l’individualisme forcené dans lequel on est forcé de vivre … pour survivre.
Ce ne sont pas les conflits ethniques ni de religion qui font rage chez nous en Haïti, cependant la misère et la précarité sont parvenues aujourd’hui à un point qu’elles menacent de jouer le même rôle de déstabilisation de tout le système social haïtien depuis les origines. De toutes façons, nous voici promis au même programme : un futur totalement incertain.
Aussi un haïtien d’un statut social plus important se trouverait dans le même cas, que cela peut-être ne ferait les grands titres pas plus d’un matin.
La preuve, combien s’inquiètent de savoir quel est le nom du pendu de Santiago !
La crise actuelle va donc plus loin que la politique et même que l’économique qui sont les deux maux qui nous accablent principalement aujourd’hui. Les philosophes du siècle dernier diraient que c’est une crise ontologique, c’est-à-dire qui touche à notre fondement même de nation. Est-ce que nous nous laisserons amener et mener jusqu’à disparition, comme des moutons ?

Haïti en Marche, 14 Février 2015