Entre la démocratie et sa totale négation

MIAMI, 1er Juillet – Haïti peut-elle s’en sortir ? Pour peu qu’on décide d’aller au fond des choses, la réponse est Non. Trop tard. Pour la bonne raison que le problème a débordé le cadre dans lequel il pourrait être appréhendé, la contradiction est dans les termes mêmes de l’équation posée.
Comme un malade qui est si affaibli que le meilleur remède du monde ne peut contribuer qu’à l’affaiblir davantage.
Trop tard dans un monde trop vieux !
Et les exemples ne manquent pas.
Récemment le premier ministre Laurent Lamothe s’est transporté au nord de Port-au-Prince dans un nouveau et immense bidonville baptisé Canaan.
Comment est né Canaan ?
Le séisme du 12 janvier 2010 a jeté à la rue pas moins de 1,5 million de personnes qui envahissent les places publiques et nombre de propriétés privées dans et autour de la capitale.
Que faire ?
Sous forte pression internationale, le gouvernement Préval-Bellerive prend un décret déclarant d’utilité publique un vaste territoire au nord de la capitale.
Une organisation dirigée par l’acteur américain Sean Penn crée un village humanitaire à l’endroit dénommé Corail Ceslesse, au pied du Morne à Cabrits (Chaine des Matheux).
Le camp Corail est d’abord un arrangement régulier de tentes comme à l’armée. De fait c’est le contingent de Marines américains dépêché après le séisme qui a procédé à son installation. Population : 9.000 personnes.

 

 

Une bombe atomique …
Mais au même moment quelques paillotes isolées s’étaient mises à apparaître de l’autre côté de la colline débouchant sur la route Nationale. C’est le versant anarchique de Corail.
Ainsi est né le nouveau bidonville dénommé Canaan et qui fait tellement peur aujourd’hui aux dirigeants parce que une verrue, une plaie immonde aux portes mêmes de la capitale.
Et surtout un immense réservoir de criminalité. Une bombe atomique capable éventuellement de tenir tout le système en échec.
On a vu également comment sont apparus les premiers résidents de Canaan.
Ceux-ci n’ont rien à voir avec les victimes véritables du séisme du 12 janvier 2010. Mais après le décret déclarant d’utilité publique cette large bande de terre, les gens ont commencé à affluer de partout pour y planter quatre poteaux et au-dessus une feuille de palmiste.
Rapidement l’utilité publique était squattérisée, ‘privatisée’, ‘cocoratisée’.
L’Etat (c’est à dire le gouvernement haïtien) n’a pas bougé. Prisonnier de sa propre impuissance. Qui est victime du séisme et qui ne l’est pas ? Comment savoir puisque l’Etat n’a pas été capable de dresser le moindre inventaire.
Les organisations humanitaires n’oseraient se prononcer, sous peine d’accusation d’ingérence, sur un sujet aussi délicat relevant du domaine strictement national.

 

Au nom de la Constitution …
D’autre part, tout le monde a crû bien faire : le gouvernement en prenant le décret d’utilité publique, l’international qui l’y a encouragé devant le besoin criant de relogement …
Et aussi les organisations de défense des droits humains brandissant la Constitution qui, à les entendre, stipule que l’Etat a pour devoir de fournir à chaque citoyen un ‘logement décent’.
Dès lors c’est parti. C’est donc à bon droit qu’une zone comme Canaan se remplit en un clin d’œil de compatriotes arrivant de l’autre bout du pays. De 3 millions, la population de la capitale passe en un clin d’œil à plus de 4 millions. Dont plus de la moitié vivant dans ces nouveaux et encore plus immenses bidonvilles. Une constante bombe à retardement.
Tout cela le plus Constitutionnellement du monde !
Oui, osons le dire : c’est aussi au nom de la Constitution, des libertés démocratiques et du respect des droits humains que ce pays s’approche encore plus vite de la fin. De sa fin dernière. Pour la bonne raison que le malade est dans un état trop avancé pour les remèdes qu’on lui prescrit.

 

Un piège ? …
La démocratie a été tordue dans tous les sens pour arriver à une véritable caricature d’elle-même.
Passe encore les querelles vides et stériles entre les pouvoirs exécutif et parlementaire … Et aussi (entre parenthèses) les médias de masse. Mais comment encourager un peuple qui n’a plus que la peau et les os à réclamer toujours plus fort ses droits ?
Y a là comme un défaut, dirait un humoriste français. C’est un piège ?
On ne peut pas réclamer ce qui n’existe pas. Nourriture, ni emplois ni rien dans un pays qui est embrayé définitivement en marche arrière.
C’est (bien malgré soi) inviter les gens ou à foutre tout en l’air, ou … au crime.
Et c’est ce qui arrive. Comment empêcher un petit gars de 12 ans, qui est livré à la rue avant même d’être né, de devenir un gangster quand c’est la seule alternative qui lui est laissée ?
En même temps que le discours démocratique ne rate pas une occasion de lui rappeler ses droits les plus sacrés (une Constitution stipulant que l’Etat a pour devoir envers le citoyen de le nourrir, de l’instruire et de le loger convenablement, etc) !
La contradiction est dans les termes mêmes, le mal à la racine.

 

Résidences transformées en lieu de torture et en cimetière …
Pendant ce temps tout le monde fait le gros dos. Espérant que cela va passer tout seul. Bon Dieu Bon !
Les crimes les plus abominables ne font plus les grands titres, ceux-ci préférant chanter les beautés des places publiques rénovées de Pétionville (banlieue huppée de la capitale), la façade ‘coloriée’ du bidonville Jalousie !
Pendant que le principal responsable de l’ordre public (le commissaire du gouvernement) se spécialise dans la ‘police vestimentaire’, poursuivant les garçons aux pantalons au bas des fesses et les filles aux jupes au haut des fesses, eh oui, pendant ce temps, une dame est abattue devant son fils et son mari en sortant de la banque, personne ne vient à leur secours.
Mais ce n’est encore rien : des résidences privées (le savez-vous ?) sont transformées en lieu de torture de personnes enlevées, par des kidnappeurs qui ne relâchent plus leur proie après paiement de la rançon mais les exécutent et les enterrent sur les lieux mêmes.
Même au temps les plus terribles du Macoutisme Duvaliériste qu’on n’avait jamais vu ça !

 

On nous dit tout, on nous dit rien ! …
Ce sont là aussi les résultats, qu’on le veuille ou non, de trois décennies de démocratie et de règne des droits de l’homme.
Comme dit la chanson de Dutronc : on nous dit tout, on nous dit rien !
La police n’en fait point état lors de ses points de presse. Trop c’est trop. Cachez moi tout ça.
Mais pendant ce temps les dirigeants et tous nos décideurs, nationaux et internationaux, circulent quant à eux bien à l’abri dans des caisses super blindées, vitres fumées. Ni vus, ni connus.
Tournant le dos à l’ordre public alors que c’est eux qui devaient se trouver en première ligne. L’ordre public étant le socle de la stabilité. C’est l’ordre public qui empêche les uns d’empiéter sur la liberté des autres. Voire en démocratie.
Conclusion : on ne peut faire la démocratie avec toutes les libertés qui en découlent, dans un système qui est en même temps sa totale négation. A tous les niveaux : sécurité alimentaire, création d’emplois, etc. Bref un système qui au contraire ne génère que toujours plus de misère, de frustrations ainsi que d’invitation … à l’acte criminel (corruption, tentations, permissivité et plus que disparition de l’ordre public, celle aussi de toute moralité civique).
Tant que l’on ne se décidera à voir le malade tout nu, tel qu’en lui-même, en vérité c’est un cadavre qui continue à pourrir sous nos yeux.
Amen !

Haïti en Marche, 1er Juillet 2013