LIVRE : ‘La Route Jamaïcaine’ de Jean Victor Généus
MIAMI, 9 Juillet – Aujourd’hui il est courant d’entendre n’importe quel dirigeant politique en Haïti suggérer, sinon proclamer, qu’il a lui aussi son ‘blanc.’ Traduisez : il a aussi un protecteur dans la communauté internationale pour le couvrir dans ses entreprises politiques en Haïti.
Entendez aussi par là que le pouvoir n’est pas seul à avoir le support de la communauté internationale.

‘Pitimi san gadò’ …
En effet, celle-ci semble s’être arrangée pour circonscrire totalement le terrain de jeu, les centres de décision ainsi que de réflexion ; de pouvoir tout comme d’opposition. Comment en effet pourraient survivre nos (si nombreuses) organisations de la société civile puisqu’elles ne reçoivent pas de subvention gouvernementale ?
Cependant il y a l’aide au maintien des institutions démocratiques et à l’avènement d’un Etat de droit.
Et celle consacrée à une manipulation systématique des activités et surtout des prises de décision politique. Et qui y parvient. Puisque nos leaders n’hésitent pas à clamer haut et fort qu’ils ne sont pas des brebis égarées ni de pauvres orphelins perdus dans la nature (en créole : des ‘pitimi san gadò’).

Un nouveau bond dans l’inconnue …
Or c’est rien de nouveau en Haïti et notre Histoire non seulement en abonde mais c’est une recette certaine pour la catastrophe, dont la plus grave aura été l’Occupation américaine de 1915-1934. Or celle-ci était depuis longtemps dans les faits, progressant pendant tout un siècle à travers un même cercle vicieux dont les deux pôles principaux sont : dépendance et manipulation, qui soudain s’accélère, mais dès lors pour des raisons indépendantes de notre volonté, pour accoucher de la catastrophe finale. Du moins, comme cela se profile de plus en plus à nouveau aujourd’hui : d’un nouveau bond dans l’inconnue.
La troisième caractéristique du phénomène est l’absence de toute attache avec le pays réel, les politiques comme aujourd’hui ne sont préoccupés que de leur seule carrière.


Laissant le champ libre aux brasseurs d’affaires de tout acabit. Hier les négociants étrangers, de toutes origines, qui se sont enrichis en dépannant un gouvernement haïtien toujours aux abois mais en s’arrangeant pour détourner en commissions et dessous de table plus de la moitié du total de l’emprunt.

 

Milliards de la Reconstruction …
Plus près de nous, comment ne pas penser aux milliards de la Reconstruction également disparus sans laisser de traces !
Autre preuve de la similitude entre la conjoncture actuelle et celle si bien décrite dans le nouvel ouvrage de Jean Victor Généus intitulé : ‘La Route Jamaïcaine - Une Chronique des Relations Historiques entre Haïti et la Jamaïque.’
‘Dans ce pays (dit l’auteur), situé à seulement 160 kilomètres de la côte sud (d’Haïti), ont pris refuge quatorze Présidents déchus et un nombre indéterminé de (…) leaders politiques. En raison de sa proximité géographique et de l’importance de la communauté haïtienne exilée (lors), la Jamaïque fut (…) un foyer d’intrigues, une base de repli naturelle et une frontière d’appui idéale pour la conquête du pouvoir’ (en Haïti).

Manipulation et luttes intestines …
‘La Route Jamaïcaine’ est donc une véritable monographie pour saisir les us et coutumes politiques des Haïtiens pendant plus d’un siècle (1843 à 1950).
Mais pouvant se résumer en peu de mots : manipulation ouverte par les puissances étrangères et luttes intestines aveugles.
(Page 128) ‘Les institutions financières du pays étaient contrôlées par ces Européens qui utilisaient toutes sortes de manœuvres pour renforcer leurs positions et s’assurer de juteux bénéfices. Une tactique, maintes fois utilisée, fut de financer une « révolution » avec la promesse que la dette envers les créditeurs allemands sera reconnue comme une obligation du nouveau gouvernement envers l’étranger. Une fois assurée de la stabilité de la nouvelle équipe, de nouveaux prêts à des taux encore plus exorbitants sont octroyés. Et pour garantir le paiement, les requins de la finance patronnaient une nouvelle « révolution » assortie des mêmes conditions.’
Ceci se passait sous Leconte (1912) ‘qui était accusé par la presse américaine de favoriser en Haïti les intérêts des Allemands qui auraient financé sa révolte contre le gouvernement d’Antoine Simon.’
Mais le premier à inaugurer la ‘Route Jamaïcaine’ fut déjà le second président d’Haïti, Jean Pierre Boyer (le premier, Alexandre Pétion, étant mort au pouvoir).
Le 13 mars 1843, Boyer partait pour Kingston (Jamaïque) dans ce qui deviendra selon l’historien David Nicholls, cité par l’ambassadeur Jean Victor Généus (actuellement en poste à Cuba) : ‘une tradition dans les mœurs politiques haïtiennes jusqu’à l’aube du 21e siècle.’

Jean-Bertrand Aristide lui aussi en 2004 …
En effet, le dernier chef d’Etat haïtien à avoir emprunté le même parcours sera Dumarsais Estimé, chapitre décrit sous le titre : ‘l’exil et les tribulations de Dumarsais Estimé à la Jamaïque.’
Le président renversé (le 10 mai 1950) par un coup d’état militaire, conduit par le Colonel et futur président Paul Eugène Magloire, arriva à la Jamaïque le 24 janvier 1951 en provenance de la France. Des problèmes de santé de deux de ses enfants (Philippe et Marie) l’auraient poussé à chercher refuge sous un autre climat.
Cependant les relations spéciales du président Magloire avec les autorités de Kingston l’empêchèrent d’obtenir l’asile politique.
Estimé mourra (subitement) deux années plus tard, le 18 juillet 1953, à New York.
Mais attendez, après le second renversement de Jean-Bertrand Aristide en 2004, ne passa-t-il pas lui aussi quelques semaines à la Jamaïque avant d’obtenir un asile plus définitif du président sud-africain Thabo Mbeki.

Un revolving-door …
Mais le livre ne se contente pas d’être une chronologie à la file indienne des présidents haïtiens renversés qui s’empressent de gagner l’exil dans l’île voisine, en croisant en chemin leurs successeurs arrivant à la tête d’une troupe armée rassemblée de toutes pièces au même endroit.
Comme un revolving-door, comme un accordéon … mais dont les vrais instrumentistes ou télécommandes ne sont pas uniquement tous ces faux porteurs de sabres (car la plus grande majorité de ces Généraux auto-désignés n’ont aucune formation militaire), mais à lire ‘La Route Jamaïcaine’ (comme avant lui ‘Le Temps des Baïonnettes’ de Roger Gaillard’, noté bien entendu par Jean Victor Généus dans sa bibliographie, l’auteur semble avoir compulsé des centaines ou des milliers de documents aussi bien à la Jamaïque qu’aux Etats-Unis et à Cuba), ce sont les grandes puissances qui mènent réellement la danse.
Chapitre ‘Nord Alexis : la main de fer d’un autocrate’. ‘Face à la détérioration de la situation, les puissances étrangères décidèrent de manifester leur présence … Les Etats-Unis dépêchèrent les croiseurs Tacoma et Des Moines ; la France son bateau école Duguay Trouin et l’Italie son croiseur Fieramosca qui arriva le 6 décembre (1908) avec un état-major de 16 officiers et 309 hommes. Les Anglais passèrent des instructions pour que le croiseur Scylla appareilla immédiatement de la Jamaïque en direction de Port-au-Prince’.
Et c’était comme ça sur une base régulière puisque aucun président ne pouvait terminer son mandat.

La même foule toujours au rendez-vous …
A Port-au-Prince le spectacle était à chaque fois le même. Une foule se masse devant le port, attendant l’embarquement du premier mandataire bien entendu pour Kingston.
Ainsi le Général-Président Nord Alexis, surnommé ‘Tonton Nô’ : ‘Le samedi 5 décembre (1908), le Président fut transbordé sur le bateau Sarnia qui le conduisit en exil à la Jamaïque. Ce ne fut pas sans difficultés. Une foule furieuse attendait sur le warf et commença à l’invectiver et à le menacer. Une femme essaya de le poignarder et un autre manifestant arriva à le frapper au visage. Une malle laissée par erreur en raison de la confusion, fut défoncée par la foule qui y trouva une rondelette somme.’
Mais probablement que c’est la même foule qui était au rendez-vous au départ du successeur de ‘Tonton Nô’, un autre traineur de sabre patenté, le Président-Général Antoine Simon. Le 3 août 1911, ce dernier dut abandonner le pouvoir en prenant refuge à bord du navire 17 Décembre sous la protection des canons du croiseur américain Chester. Cependant ‘au moment de l’embarquement, une foule furieuse qui comptait plusieurs femmes, attaqua la délégation et blessa Celestina, la fille du président. Aux yeux de bon nombre, elle, et non son père, dirigeait les affaires de l’Etat.’

Moustache taillée à la française …
Ecoutons une description extraite du New York Times du 9 janvier 1910 d’un bateau à vapeur laissant Kingston à destination d’Haïti. ‘A chaque voyage il y a entre vingt ou trente « patriotes » qui doivent être déposés à Port-au-Prince, et souvent la même quantité à monter à bord pour le voyage en sens inverse mais en se présentant sous l’appellation de « rebelles. »’
Toujours selon le Times, ceux rentrant en Haïti (parce que c’est leur champion, le Général X ou Y, qui vient d’être élu), ‘occupent l’étage supérieur du bateau. Ils ont leur moustache bien taillée, à la française. Les membres de l’équipage leur apportent sans arrêt du café, du champagne et du rhum. Ils rentrent au pays pour réclamer leur poste.’
En sens inverse, il y a le débarquement (à Kingston) des exilés, qui est une scène pathétique. Ils arrivent avec la tête bandée et les bras en écharpe. Ils ont perdu la guerre. Mais ce n’est que partie remise car leur tour viendra bientôt à coup sûr.
Et toujours avec la même régularité (Page 67), chapitre ‘le Règne éphémère de François Denis Légitime’ : ‘Comme à chaque période de bouleversements, les puissances étrangères ne manquèrent pas de démontrer un intérêt particulier pour les questions haïtiennes (l’Angleterre, l’Allemagne, les Etats-Unis, la France), ces forces débarquant avec pour instructions de protéger et défendre les intérêts de leur pays.’

Espèces sonnantes et trébuchantes …
Intérêts qui plus qu’occasionnellement se manifestèrent sous forme d’espèces sonnantes et trébuchantes, oui d’emprunts pour renflouer la caisse publique, étant donné que peu de ces pouvoirs qui ont le temps de s’occuper des affaires du pays.
Ce qui nous donne (page 47) ‘La République d’Haïti contracta une dette de 36 millions 500.000 francs (23 août 1874) mais ne reçut en retour que 10 millions sous forme d’anciennes obligations. Le solde de 26 millions fut dissipé en commissions payées aux banquiers, en primes accordées aux intermédiaires et en pots-de-vin répartis entre politiciens véreux.’
Cette première période ne s’arrêtera qu’avec l’Occupation américaine de notre pays (1915-1934) afin de court-circuiter essentiellement les ambitions géopolitiques des puissances européennes dans le continent (l’Allemagne lorgnait l’établissement d’une station de ravitaillement pour bateaux à vapeur au Môle St. Nicolas) et sous l’égide comme on sait d’une nouvelle doctrine : ‘L’Amérique aux Américains.’

Qu’y a-t-il de changé ? …
1915, dont l’année prochaine, 2015, ramènera à juste titre le centième anniversaire !
Les Etats-Unis de leur côté exigeaient ‘la cession du Môle St Nicolas, le contrôle des douanes et le transfert de la Banque nationale de la République à une banque américaine’ (la City Bank de New York).
Aujourd’hui qu’y a-t-il de changé ? Nos politiciens sont-ils moins versatiles et plus soucieux des intérêts véritables du pays ? Et l’international moins porté à s’impliquer dans nos affaires intérieures ?
On ne le croirait pas quand ce sont nos politiciens eux-mêmes qui se vantent de leurs relations en si ‘très hauts lieux’ !
Conclusion : A quoi ressemblera le prochain 1915 ?

‘LIVRE : ‘La Route Jamaïcaine – Une Chronique des Relations Historiques entre Haïti et la Jamaïque’

L’auteur, Jean Victor Généus, est un ancien Consul Général d’Haïti à Boston, ancien Ministre des Haïtiens Vivant à l’Etranger. Actuellement responsable de la Mission d’Haïti à Cuba.

Marcus – Mélodie 103.3 FM, Port-au-Prince