PORT-AU-PRINCE, 27 Juin – L’un des plus redoutables hommes politiques haïtiens. Et pourtant il n’a jamais volé un sou de la caisse publique. Ni fait tuer ou maltraiter personne.
J’ai rencontré pour la première fois Leslie Manigat alors que je ne devais pas. En effet journaliste en Haïti sous Jean Claude Duvalier, vers la fin des années 1970 et alors que le mouvement dit de ‘la presse indépendante’ était à son paroxysme, j’avais décidé d’aller voir à quoi ressemblait l’opposition haïtienne. J’ai été reçu par presque tout le monde. L’ex-président Paul E. Magloire, l’ex-banquier Clémard Joseph Charles, les milieux socialo-communistes de Montréal ainsi que par les ex-pères Déjean, le père Gérard Jean-Juste à Miami (Floride) … Louis Déjoie était mort et le Professeur Daniel Fignolé demeurait toujours figé dans sa superbe !
Et pour finir de passage à Montréal, Leslie Manigat, qui nous fit un accueil chaleureux.
Lorsque je passai mes interviews en Haïti, le régime fronça les sourcils (convocation par le ministre de l’Intérieur Edouard ‘Dadou’ Berrouet) mais sembla considérer que je ne comprenais pas la gravité de mon geste. J’avoue que c’était en effet le cas.
L’ex-président-général Paul Magloire, qui a été un icône parce qu’on nous permettait, dans notre enfance turbulente, de marcher à côté de son beau cheval noir aux genouillères blanches lorsqu’il faisait sa tournée dans le quartier commercial de Port-au-Prince le jour de la fête de l’Armée, nous déçut par sa façon de traiter tout le monde de haut. ‘Ti Estimé’, ‘Ti Fignolé’ etc.
Quant à Clémard, il n’avait pas volé sa réputation de ‘pate kwè’ (nouveau riche) mais aussi c’est le revers du self made man, ce qui n’est pas rien dans un pays où les opportunités ne sont pas la chose du monde la mieux partagée.

Un dieu pour ses anciens élèves …
Par contre Leslie Manigat nous fit une impression extraordinaire. Normal, direz-vous. Encore dans la cinquantaine, c’est le seul et unique Haïtien à afficher un état de service aussi brillant. Alors que tous les meilleurs cadres universitaires du pays étaient aussi à l’extérieur.
Nous savions peu de lui mais suffisamment pour nous mettre dans de bonnes dispositions.
Il est un dieu pour ses anciens élèves, filles et garçons, du Centre d’études secondaires qu’il a fondé avec d’autres brillants pédagogues de l’époque : les professeurs Pompilus, Jean Claude, Riché.
Il a créé (pour un certain président nouvellement élu nommé François Duvalier) un institut pour l’enseignement des sciences politiques et diplomatiques (dans lesquelles lui-même venait d’achever un doctorat en Sorbonne), mais il n’avait aucune disposition ni pour être un godillot (serviteur aveugle d’un quelconque régime) voire un ‘tonton macoute’.

 

L’exil …
Après quelques semaines de prison en marge d’une grève des étudiants (1960-1961), Leslie Manigat gagna lui aussi l’exil. Il y restera jusqu’à la fin du règne des Duvalier père et fils (7 février 1986).
Mais lui ne resta pas avec ses valises toujours non encore défaites, comme on dit ironiquement des politiciens haïtiens, attendant de pouvoir retourner dans son ‘Haïti chérie.’
Il regagna la France cette fois pour enseigner et parfaire aussi sa science de l’enseignement. Puis on le retrouve à la tête des West Indies Universities (Trinidad) où beaucoup de cadres haïtiens recevront aussi leur formation. Avec Haïti pour objectif, dès le moment venu.
Enfin pour s’établir à Caracas (Venezuela) où il comptera parmi ses élèves des futurs leaders politiques vénézuéliens et généraux de l’armée.
Désormais assuré d’un solide background en contacts internationaux et au sein de ce que la diaspora haïtienne compte de cerveaux les mieux préparés, le temps est venu de regarder vers le pays natal.

Même une branche armée …
Lorsque nous rencontrâmes le Professeur Leslie Manigat à Montréal, à la faveur d’une interview aménagée par nos confrères Dr Yves Flavien et Professeur Claude Moïse (du mensuel Collectif Haïti), il était à fond dans cet état d’esprit. Il venait de créer son parti, le RDNP ou Rassemblement des Démocrates Nationaux Progressistes.
Mais je dois avouer que je fus plus impressionné par le grand intellectuel que par l’homme politique.
Peut-être aussi par prudence. Je devais me garder de toute influence. Puis-je vous rappeler que je vivais, moi, sous la dictature et que le temps filait vite où la presse indépendante devra faire elle aussi ses valises (28 novembre 1980).
Justement ma deuxième rencontre avec le Professeur Leslie Manigat ce fut en exil moi aussi, et lors d’un dénommé ‘Etats généraux de l’opposition’, tenu à Miami, avec même une branche armée supposée entrainer des combattants pour aller renverser le régime Duvalier par les armes.

Richard Brisson …
Je dois avouer que je n’y croyais pas et que cette option d’invasion armée venue de l’extérieur, comme dans les années 1960, pour nous qui venions à peine de laisser le pays, cela ne collait pas à la conjoncture des années 1980.
Justement ce fut l’invasion de Bernard Sansaricq à l’île de La Tortue où fut immolé l’un des nôtres, le journaliste et homme de théâtre Richard Brisson.
L’échec de Sansaricq, comme il arrive toujours (et aujourd’hui encore) dans la classe politique haïtienne, au lieu de provoquer une réflexion générale et plus approfondie, fit éclater davantage les divisions.

‘Les petits pères de Sèl’ …
Nous retrouvons Leslie Manigat face à ceux-là qui vont devenir ses adversaires les plus résolus par la suite et qu’il baptisera avec une ironie mordante : ‘les petits pères de Sèl.’
Sèl désigne une publication des Pères du Saint Esprit (Spiritains), depuis un Centre créé à Brooklyn (New York) pour aider les plus démunis des réfugiés haïtiens aux Etats-Unis.
Les prêtres en question ce sont les ex-dirigeants et enseignants du Petit Séminaire Collège Saint Martial exilés par Papa Doc (en 1969).
Après avoir parcouru l’Afrique (Empire centre-africain de Bokassa 1er), ils ont fini après maintes péripéties par s’établir les uns au Québec, les autres aux Bahamas (Père Max Dominique) ou à Porto-Rico (Jean Claude Bajeux) ou en France (Laënnec Hurbon) …
Leur quartier général est à Brooklyn au fameux centre des Haitian Fathers, puisque c’est là où réside leur ancien directeur général, le Père Antoine Adrien.
Sèl est animé par Adrien assisté des Pères Urfié et Smarth.

La lutte idéologique …
Nous ne saurions dire qui a ouvert le feu en premier mais voici l’idéologie qui entre de plein pied dans la lutte politique haïtienne – et elle ne va pas partir de si tôt.
Pour Sèl, Leslie Manigat est un suppôt de la droite. Et de rappeler que le jeune professeur frais émoulu des universités parisiennes, avait appuyé Duvalier aux présidentielles de 1957 organisées sous la férule des forces armées.
Manigat répondit dans une série d’articles-fleuves dans l’hebdomadaire haïtien en diaspora, Haïti-Observateur, à l’époque le plus grand tirage de journaux haïtiens, dont aujourd’hui nous ne nous rappelons que la fameuse pique : ‘les petits pères de Sèl’.
Sous cette phrase se cache l’une des accusations dont notre professeur en Sorbonne est le plus friand : communiste !
De fait, cette branche de l’opposition venait d’accomplir une sorte de pèlerinage à Cuba … dont aujourd’hui encore nous ne saurions dire à quelles fins. Avec la distance, peut-être que cela ne dépassait pas le simple romantisme !
Toujours est-il que cette querelle était destinée (hélas !) à être transportée en Haïti même, au lendemain du renversement de la dictature Duvalier.

Le choc électoral de 1987 …
1986-1990. Période dominée par les Haïtiens fraichement rentrés d’exil. Ils n’ont aucune peine à toujours avoir raison, dans l’imaginaire collectif, contre les survivances d’un duvaliérisme qui a régné sans partage pendant environ trente ans en supprimant toutes les libertés publiques et laissé des dizaines de milliers de familles endeuillées.
Cependant la rue est entièrement dominée par ceux-là mêmes que Leslie Manigat rejette comme ses pires adversaires : les adeptes haïtiens de la théologie de la libération (TKL ou Ti Kominote Legliz avec pour slogan : Legliz ne sou, nou se Legliz) et où ses anciens contradicteurs de la revue Sèl ont une influence considérable. Même des ‘compagnons de route’ (les ex-prêtres Bajeux et Hurbon) qui changent de bord.
La bataille s’engage frontalement aux élections de 1987, qui devaient être les premières élections démocratiques de toute l’histoire d’Haïti, mais auxquelles l’Armée, craignant justement une victoire de cette ‘gauche’-là (et avec l’administration Reagan en toile de fond), mit fin dans un bain de sang.

‘Percée louverturienne’ …
Le conseil électoral organisant les élections, fut mis hors la loi et ses membres forcés de gagner le maquis. Beaucoup durent retourner en exil. De nouvelles élections furent convoquées. Probablement sous la pression encore de Washington toujours soucieux de sauver la face.
La plupart des grands candidats refusèrent leur participation … Mais, coup de théâtre, pas le Professeur Manigat !
Il fut élu lors d’élections qualifiées de ‘mascarade’ (avec un taux d’abstention sans comparaison) et sous le strict contrôle de la hiérarchie militaire, les généraux Henry Namphy, Williams Regala, Prosper Avril.
Oui, tout à fait comme celles qui portèrent François Duvalier au pouvoir en 1957 et dont les résultats furent décidés aussi par un Etat-major complice.
Cependant le Professeur qui n’est jamais à court d’une belle formule, définira sa stratégie de : ‘percée louverturienne.’
Traduisez : il faut savoir oser et surprendre l’adversaire ! Comme le fit notre grand Toussaint Louverture (1791-1802) face aux représentants successifs de la France pour devenir le maître incontesté dans la colonie de Saint-Domingue.
L’adversaire ici ce sont d’abord les ‘petits pères de Sèl’ (avec un certain Jean-Bertrand Aristide sur le banc de touche) …

Un président de 130 jours …
Mais voilà, les militaires haïtiens avaient eux aussi tiré la leçon des circonstances qui avaient accompagné l’arrivée de Papa Doc au pouvoir en 1957 …
Dès que le président élu Manigat commença à ‘déployer ses ailes’ (allant même, coup de folie, jusqu’à limoger le commandant en chef des forces armées, le Général Henry Namphy, comme Duvalier l’avait fait du Général Antonio Th. Kébreau), qu’il fut remis à ses parents ... Un président de 130 jours.
Plût au ciel qu’il ne fût pas ‘passé à l’infinitif’. Ce mot nous sera d’ailleurs appris par le président fraichement catapulté en exil et que je vais accueillir dans un brouhaha de presse dans un petit aéroport de Miami où il débarqua après une brève halte dans l’Etat voisin d’Haïti, la République dominicaine.
Au cours de notre conversation, il s’avéra que notre brillant Professeur en sciences politiques n’avait eu aucune véritable prise sur la hiérarchie militaire dont il n’avait retenu que leur banalisation des problèmes véritables du pays et leurs conversations débridées tel ce ‘passage à l’infinitif’ pour désigner la liquidation physique d’un adversaire politique.
Et qu’il avait été purement et simplement utilisé par ces derniers le temps de laisser passer la crise des élections avortées …
Et que aussi, bref, n’est pas François Duvalier qui veut !

Manigat ou la droite + …
Voici donc un spécimen bien spécial de la classe politique haïtienne.
Il vomit la gauche communiste et tout ce qui ressemble à cette dernière de près ou de loin.
Or en même temps il n’est pas l’homme de la droite locale. Il n’est pas comme un Marc Bazin, ex-haut fonctionnaire de la Banque mondiale, a pu l’être un moment.
Parce que les représentants attitrés de la droite en Haïti c’est la vieille élite traditionnelle doublée des puissances de l’argent.
Tout autre s’abstenir.
Ceux-là n’ont pas ouvert davantage la porte au président Leslie Manigat que ceux qu’il qualifiait de ‘la petite gauche’.
La gauche n’a d’ailleurs rien eu à faire (sinon quelques manifestations de rue comme toujours) pendant que les chefs militaires, avec l’appui tacite du haut commerce, se préparaient à renvoyer le Professeur à ses cours de sciences politiques.
Leslie Manigat ce n’est pas la droite classique mais, disons : la droite +. Entendez par là nationaliste, vouant un vrai culte à la patrie et dévouée véritablement à refaire son renom, à lui donner la meilleure image que possible dans le monde. Comme sa propre vie et sa carrière en font foi. Je n’ajouterai pas progressiste, uniquement comme on n’a pas eu le temps de voir à l’œuvre le Professeur.
Par conséquent un spécimen qui n’existe plus en Haïti depuis bien longtemps. Entendez, dans la classe politique.
Le dernier des Mohicans.

‘Un héritage familial’ …
Mais aussi une fierté qui peut être poussée jusqu’à la vanité (et c’est là que parfois le bât blesse). En interview sur la chaîne francophone TV5 après son investiture le 7 février 1988, et à la question pourquoi voulez-vous être président (?), il répondit : parce qu’il voit grand pour son pays, ce qu’il appelle dans une autre de ses formules frappées en médaillon ‘une exigence d’excellence’ mais aussitôt pour ajouter : ‘c’est un héritage familial.’
Oui, Haïti est un vieux pays, au sens où nous ressassons perpétuellement de vieux contes chimériques.
Or dans cette phrase, Leslie Manigat rappelle qu’il est un descendant des Manigat, une grande famille, qui remonte à la Guerre de l’Indépendance (1804), mais qui charrie également un héritage de querelles politiques sanglantes. Son grand-père le Général Saint Surin François Manigat aurait été le bras armé du gouvernement du président Lysius Félicité Salomon (1879-1888) - ce dernier figurant lui aussi dans le panthéon qui a dû alimenter les rêves du jeune Leslie Manigat - et dans la lutte à mort contre le parti adverse, le Parti Libéral de Jean Pierre Boyer Bazelais, qui lui et ses camarades seront poursuivis et assiégés dans la ville de Miragoâne, jusqu’à ce que mort s’ensuivit. L’ancêtre Boyer-Bazelais a signé lui aussi l’Acte de l’Indépendance, ce qui constitue l’honneur suprême en Haïti.
Du moins jusqu'à il n’y a pas encore si longtemps …

Un Haïtien pas comme les autres …
Nous voici en plein dans le Shakespeare de Romeo and Juliet, les Capulet et les Montaigu. Cependant Leslie Manigat, en exhibant ce genre de lettres de noblesse, a pu se faire plus de mal qu’il ne croyait. La vanité, c’est là son moindre défaut.
Mais y a-t-il là de quoi fouetter un chat ? En retour un esprit curieux, brillant et infatigable, absolument rare, une foi indestructible dans la grandeur (même passée mais pourquoi dépassée ?) de son pays, et aucun rapport avec ce qui en est venu à caractériser le politicien haïtien d’aujourd’hui : un goût immodéré pour la corruption et la violence gratuite.
Qu’eut été un vrai gouvernement Leslie Manigat, qui avait toutes les qualités pour exister dans un système d’élections réellement démocratiques ?
Sans percée louverturienne nécessaire …
Ce qui nous montre l’immense fossé entre là où nous sommes tombés et toutes les possibilités qui ont été gaspillées. D’un côté comme de l’autre. Et n’est pas le plus vaniteux celui qui le dit de sa bouche.
Leslie Manigat est mort ce vendredi 27 Juin, à l’âge de 83 ans.

Marcus / Mélodie 103.3 FM, Port-au-Prince