Toussaint et Dessalines, les deux faces d'une seule médaille
LILLE, 19 Octobre – Il n'est plus un secret que la France - et même la Francophonie (officielle) – a tout fait pour récupérer l'image de Toussaint Louverture, en même temps que le fondateur de notre indépendance, le Général Jean-Jacques Dessalines, le vainqueur de la force expéditionnaire dépêchée par Napoléon Bonaparte (victoire du 18 novembre 1803), reste honni par l'Occident.
Le boucher, c'est le surnom qui est prêté à Dessalines pour avoir ordonné le massacre de tous les colons restés dans la désormais ex-partie française de Saint Domingue, devenue la République d'Haïti, mais après qu'elle aura été au lendemain du 1er Janvier 1804 d'abord un empire (celui de Dessalines) puis divisée entre un royaume du Nord (Roi Christophe) et une république au Sud (avec Alexandre Pétion).
Quoique, lors du débat qui avait lieu au Gymnase de Lille (France), le mardi 17 octobre 2017, à l'invitation de la Communauté Haïtienne du Nord de la France, l'éditeur (CIDIHCA) et homme de lettres Frantz (Fanfan) Voltaire n'a eu de cesse de rappeler que tous les Français de profession libérale (médecins, enseignants et autres) ont été soigneusement épargnés (ainsi que d'autres européens tels les membres du régiment Polonais qui avaient déserté la force française) ... ainsi que les prêtres. Il est vrai que ces derniers n'étaient pas plus de 6 ou 7, souligne encore Fanfan, de plus c'était des prêtres 'assermentés', c'est-à-dire non reconnus par le Vatican pour avoir agréé avec la Révolution française alors que celle-ci a nationalisé les biens de l'Eglise, les plus importants après ceux de la Noblesse.
Deux siècles avant la visite d'un président français ...
N'empêche, vous ne trouverez aucune référence à notre Libérateur, l'Empereur Jean-Jacques Dessalines, dans les écrits en France. D'ailleurs jusqu'au nom d'Haïti qui n'y a point paru pendant longtemps, pour être remplacé par 'l'ex-partie française de Saint Domingue.'
C'est dire combien la France n'a pas digéré l'indépendance d'Haïti. Deux siècles s'écouleront avant la visite d'un président français dans notre pays.
Et on dit que lors de leur passage de quelques heures à peine à Port-au-Prince, les présidents Nicolas Sarkozy (2010), au lendemain du terrible séisme qui a détruit la capitale haïtienne, et François Hollande (12 mai 2015) ont évité soigneusement de passer devant la statue équestre de Dessalines, sabre au clair, au Champ de Mars, principale place publique de la capitale.
Alors que Toussaint Louverture a sa place aujourd'hui au Panthéon (à Paris), aux côtés des plus grands de l'Histoire de France.
Et qu'on continue de lui élever bustes et statues dans toute la Francophonie.
Toussaint Louverture est donc devenu l'icône de la lutte des esclaves pour l'indépendance. Du moins dans la sphère francophone (Afrique noire, Québec etc).
Comment cela est-il arrivé ?
Pour commencer, l'ex-esclave domestique (et non de plantation, signifiant soumis à un traitement plus brutal, comme un Dessalines), Toussaint Louverture, avait pris position en faveur de la Révolution française persuadé qu'une royauté (Espagne ou Angleterre) n'accordera jamais la liberté aux esclaves.
C'est l'Etat français (post-1789 évidemment) qui l'a nommé Général en chef des troupes à Saint Domingue.
Cela après qu'il eut chassé les Espagnols et désintéressé les Anglais (traité signé avec l'amiral Maitland pour enlever ses troupes, en août 1798).
Et bien entendu aussi battu les 'Affranchis' ou libres de couleur - Guerre du Sud remportée contre les généraux mulâtres Rigaud, Pétion etc qui se retirent en France d'où ils revendront dans les bagages de l'expédition Leclerc en février 1802.
Dès lors, Toussaint Louverture est tout puissant.
Un décret signé de Bonaparte rétablit l'esclavage ...
Mais la France, après maintes crises politiques, s'est donnée un nouveau chef. Un militaire. Napoléon Bonaparte.
Celui-ci, de par son épouse, une créole de la Martinique, Joséphine, est travaillé par le clan des anciens colons de Saint Domingue pour récupérer la colonie la plus prospère de la France.
En commençant par le rétablissement de l'esclavage (20 mai 1802, par un décret signé de Bonaparte, l'esclavage est rétabli dans toutes les colonies françaises), alors que à Saint Domingue l'esclavage a été aboli par la Convention Nationale (discours du commissaire Léger Félicité Sonthonax, en août 1793, armant les esclaves en leur déclarant : 'celui qui vous enlève ce fusil, voudra vous rendre esclaves' !).
Sentant que la confrontation est proche, Toussaint tente de mieux asseoir son autorité auprès du nouveau maître de la France. D'où son en-tête de lettre : 'Du premier des Noirs au premier des Blancs' !
Mais toujours se présentant comme un subordonné, comme un militaire aux ordres (un militaire français !), puisque Napoléon est le chef des armées françaises.
Il ne pense pas indépendance, et cela jusqu'au bout.
Cependant il ne cède en rien dans son rêve et ses ambitions.
Une autonomie totale ...
En 1801, c'est le coup de théâtre avec la publication de sa Constitution.
C'est le rejet non seulement du Code noir qui était l'acte constitutif de la colonie, mais de tous les projets qui pouvaient avoir été conçus en France.
La Constitution de 1801, si elle ne choisit pas l'indépendance, mais elle signifie autonomie. Et une autonomie totale, puisque Toussaint se déclare (de son propre chef) Gouverneur général à vie.
De plus, avec le droit de choisir son successeur.
Mais plus important est l'aspect économique, le statut dit 'exclusif', autrement dit toute la production de Saint Domingue destinée jusqu'ici uniquement à la France, qu'en est-il ?
Toussaint n'apporte aucune précision à cet égard, donc laissant la possibilité de commercer (comme c'est déjà le cas) avec le (futur) 'grand voisin', les Etats-Unis.
Finalement, tout ce qu'il concède à Napoléon c'est le droit d'apposer sa signature au bas de la Constitution qu'il lui soumet.
Bien entendu ce dernier ne l'entend point de cette oreille. C'est le corps expéditionnaire, la plus grande force militaire maritime déplacée jusque-là (46.000 personnes) et sous les ordre de son propre beau-frère, le Général Leclerc (Victor-Emmanuel).
Pour les intervenants au colloque de Lille, Toussaint Louverture a été très en avance et la Constitution de 1801 annonce la formule, plus de 150 ans plus tard, de ce qu'on appellera l'Etat-associé. Comme les pays membres du Commonwealth britannique (Canada, Jamaïque etc), avec la reine d'Angleterre pour chef symbolique. C'est à peu près tout ce que la Constitution de 1801 semble laisser à Bonaparte.
« Je devais me contenter de gouverner par l'intermédiaire de Toussaint » ...
Or celui-ci dira dans ses mémoires (exilé à Saint Hélène) qu'il regrette de n'avoir pas mieux écouté Toussaint. 'Je devais me contenter de gouverner par l'intermédiaire de Toussaint.'
Après son arrestation (par trahison), Toussaint Louverture est conduit en France où il mourra de chagrin et de privations dans une cellule froide (montagnes du Jura).
Cependant lorsque Napoléon écrivait ces mots, la France n'était déjà plus ce qu'elle avait été.
La flotte de guerre française a été décimée dans la confrontation avec l'Angleterre (Trafalgar, 21 octobre 1805) et la perte de Saint Domingue forcera la France à concéder la Louisiane (par vente) au nouveau géant américain en construction.
Mais quoiqu'en ait dit Napoléon, quelle chance pouvait avoir le projet de Toussaint Louverture quand toutes les puissances de l'époque étaient esclavagistes, y compris les Etats-Unis, et ne pouvaient avoir que la même ambition : mettre la main sur la colonie la plus prospère de l'époque.
Car le rêve de Toussaint c'était garder aussi cette prospérité, quitte pour cela à faire revenir les anciens colons.
Contradictions, diriez-vous ? Mais on ne devient pas Toussaint Louverture sans avoir su affronter l'impossible.
Cependant lui-même a su reconnaître qu'il était allé aussi loin que possible, mais aussi que désormais il n'était plus possible de revenir en arrière.
D'où ces mots qu'on lui prête au moment de son embarquement pour l'exil : 'En me renversant, vous n'avez abattu que le tronc de l'arbre de la liberté des Noirs, mais il repoussera par les racines car elles sont nombreuses et profondes'.
Toussaint et Dessalines sont les deux faces d'une même médaille ...
L'indépendance du 1er Janvier 1804, cela ne pouvait en être autrement. On peut regretter que sur le plan développement, notre pays n'ait pas progressé comme il faut mais toute réflexion sur les circonstances de l'époque ramène au même point : c'était ou l'indépendance brutale ou le retour dans la forme d'esclavage la plus cruelle qui ait jamais été.
L'esclavage sera aboli en Martinique et Guadeloupe seulement en 1848. Mais probablement comme conséquence des événements d'Haïti.
Tant pis si l'Occident, pour se donner bonne conscience auprès des anciens peuples qu'il a maintenus en esclavage, sanctifie le personnage de Toussaint qu'il a trahi et laissé mourir aussi tristement, tandis que nos dictateurs prétendent de leur côté glorifier Dessalines entre autres pour excuser leurs brutalités, mais pour Haïti, Toussaint et Dessalines, ce sont les deux faces d'une même médaille, aujourd'hui comme hier il nous faut l'audace et l'habileté de Toussaint et la bravoure de Dessalines.
Nous remercions la Communauté Haïtienne du Nord de la France de nous avoir invité à ce colloque et spécialement son président, Dr Evry Archer qui a su s'entourer d'une solide équipe de volontaires locaux (français et haïtiens d'origine).
Outre les intervenants français, ont participé aux débats l'ex-premier ministre Claudette Werley, l'éditeur de Montréal Frantz Voltaire, le journaliste Godson Pierre, le professeur Joseph Saint-Fleur.
Une troupe de danse ('Dantan – Chants et danses vodou d'Haïti') a assuré l'animation culturelle les mardi 17 et mercredi 18 octobre avec un grand succès.
Enfin le dernier jour, samedi 21 octobre, intervenait l'Académicien Dany Laferrière sur le thème des droits humains dans la littérature haïtienne.
Marcus Garcia – Haïti en Marche, 19 Octobre 2017, à Lille