Qu'est-ce qui met en fuite les jeunes Haïtiens ?

PORT-AU-PRINCE, 12 Octobre – Ce sont des centaines de jeunes gens qui laissent le pays tous les jours pour aller chercher un avenir sous d'autres cieux.
Aujourd'hui c'est le Chili. Dans ce grand pays du Sud-Amérique, ils ont la promesse de trouver un emploi. Et même si possible de continuer leurs études.
D'autant que le Chili pour le moment n'impose pas l'obligation d'un visa d'entrée.
Le déplacement n'est pas sans risque. Différence de langue et de culture. Et de climat. Mais l'effet du nombre, l'esprit communautaire l'emporte. C'est tous pour un et un pour tous.
Cela ne peut ne pas nous rappeler le grand mouvement d'émigration des années 1960. Des milliers d'universitaires haïtiens, jeunes et moins jeunes, d'un seul coup partant sans demander leur reste ... pour le Congo.
Ce ne fut pas chose aisée. D'abord notre pays était moins ouvert sur le monde qu'aujourd'hui. Ensuite, le Congo ce n'est tout de même pas la porte à côté.
Et pourtant, comme dit le poème : combien de marins, combien de capitaines qui sont partis joyeux pour des terres lointaines.
D'abord l'emploi était assuré. Ce sont les Nations Unies qui recrutaient des enseignants pour ces nouvelles nations indépendantes d'Afrique.
Ensuite, toute la famille était prise en charge.
Mais encore plus, et pardessus tout, il fallait fuir à tout prix cet enfer qu'était devenu Haïti sous la dictature impitoyable d'un nommé Papa Doc.
Ce dernier avait montré de quoi il était capable pour garder éternellement le pouvoir. Tuer jusqu'au dernier.
De plus il avait les Etats-Unis de son côté dans la lutte contre le communisme ou Guerre froide.
Votre seule chance, pourvu que vous ne fussiez pas disposé à baisser les bras ou à courber la tête, était donc dans la fuite. Ou finir votre vie dans les bayahondes derrière le sinistre Fort Dimanche, la Bastille du régime.
Pourquoi, contrairement à aujourd'hui, on en trouvera de toutes les catégories sociales à prendre le chemin du Congo.


Pourquoi aussi ce sont les meilleurs de nos cadres enseignants qui sont partis. Et le pays en paie encore le prix jusqu'à présent. Car la dictature renversée, mais seulement 29 ans plus tard (1986), ils ne sont pas revenus. Reprenons le poème : 'Combien de marins, combien de capitaines qui sont partis joyeux pour des terres lointaines. Dans ce morne horizon se sont évanouis.' Autrement dit, n'en sont point revenus.
Nous verrons tout à l'heure pourquoi.
Cependant vous avez remarqué qu'il y a deux aspects dans la question. En 1960, tous ne partaient pas pour des raisons économiques, il y avait certes certaines privations, mais des personnalités de familles assez aisées s'en sont allées aussi. Pour fuir la machine meurtrière de François Duvalier dit Papa Doc.
Mais aujourd'hui qu'en est-il ?
La thèse principale est que l'on part aujourd'hui pour fuir la misère généralisée, l'impossibilité de concevoir un avenir dans ce véritable trou à rat.
C'est certain, c'est évident.
Mais doit-on s'arrêter là comme explication ?
D'autres font valoir l'attrait exercé sur notre jeunesse par le clinquant du monde extérieur. Mais cela tant que le rêve était Miami (Floride). Pas les plantations infestées de malaria de la Guyane ou les froides cordillères du Chili.

A qui notre jeunesse abandonne-t-elle le terrain ? ...
Les matérialistes disent que derrière chaque réalité il y a une cause. Et Sartre, l'existence précède l'essence.
Si notre jeunesse fout le camp à ce rythme, il doit y avoir une cause. Quelle est la raison première à cette situation ?
En 1960, c'était Papa Doc. Devenu impossible à abattre, bénéficiant de la complicité active de Washington.
Or en partant, contrairement aux dernières illusions, on lui abandonnait le terrain à tout jamais.
A qui, en partant aussi aujourd'hui, notre jeunesse abandonne-t-elle aussi le terrain ?
A tout jamais.
Parce que c'est une illusion de croire qu'on reviendra. Ceux de 1960 ont tenté aussi de revenir, après 1986. Mais le problème est que si ce n'est pas eux, c'est le pays qui avait changé. Trop changé. Et en mal.

La laideur fait peur ...
Donc si ce n'est un Papa Doc, aujourd'hui on fuit aussi quelque chose. Et c'est pas seulement la pauvreté. Car il y a en échange aujourd'hui plus de liberté. Liberté d'expression. Donc on fuit un autre monstre et celui-ci s'appellerait la laideur. La laideur que notre Haïti en est venue à symboliser. La laideur qui commence à gagner du terrain aussi en chacun de nous. La laideur fait homme. La laideur fait peur.
Mais cette laideur-là est peut-être (si on laisse encore un peu parler les matérialistes) comme un épouvantail qu'on agite pour nous faire peur. Un 'no way out.' Aucune issue. Comme dans le Huis Clos de Sartre. Ou dans le Pèlen Tèt de Frankétienne. Mais dans Pèlent Tèt on sait qui manipule le piège. Qui nous donne comme seule alternative : soit partir, soit crever dans une prison nommée 'Fort-Dimanche, capitale d'Haïti'. Mais aujourd'hui ce serait qui ?

Réservoir de main d'œuvre bon marché ...
Ou plus simplement, vous pouvez nous dire 'twòp tèt chaje', assez d'intellectualisme, Haïti a toujours été utilisé par les pays capitalistes, de 1492 à nos jours, comme un simple réservoir de main d'œuvre bon marché. Et qu'on chasse quand ce n'est plus de première nécessité !
Quand on ne vient pas chez nous comme autrefois les Espagnols puis les Français, c'est nous qui allons vers eux (Cuba, République dominicaine, Bahamas, Miami-Florida, Martinique, Guyane etc) mais toujours pour la même tâche : se vendre au moins offrant !
La différence est qu'aujourd'hui, et contrairement à auparavant (que ce soit Papa Doc, la colonie de Sant Domingue ou l'Occupation américaine), la différence est que la main qui est derrière aujourd'hui se cache avec beaucoup plus de soin.
D'une façon ou d'une autre, on reste prisonnier du système qu'on essaie de fuir.
Ce qui n'est pas une invitation à ne pas tenter votre chance si tel est votre choix.

Mélodie 103.3 FM, Port-au-Prince