Tout pouvoir rend fou mais l'absence de pouvoir est pire encore

MEYER, 29 Juillet – Il ne suffit pas de mettre fin à la mauvaise autorité. Il faut la remplacer par une autre.
Voilà le piège dans lequel est tombée notre Haïti.
Nous avons célébré la fin de la dictature (1986). Mais nous n'avons jamais remplacé l'autorité qu'elle incarnait MAL par une autre version positive. Comme les deux facettes d'un médaillon. Nous avons laissé le terrain vide.
Mais le pire est que pour rétablir l'ordre normal des choses, il faudra revenir à l'autoritarisme.
Et que le plus longtemps on continuera d'attendre, plus dure sera la chute.
Ainsi va-t-on d'étonnement en étonnement. La semaine dernière un responsable de banque, homme de bonne foi, a déclaré qu'ils font le maximum pour protéger le client à l'intérieur de leurs locaux mais que dès que celui-ci est dans la rue c'est aux responsables de l'ordre de le prendre en charge.
Normal.
Cependant ces derniers décident-ils de mettre de l'ordre dans la circulation des taxis motos, moyen utilisé pour commettre la presque totalité des assassinats, que ces derniers se rebellent et organisent des manifestations de protestation.

Pouvoir basé sur l'intimidation et le chantage ...
Les taxi motos sont l'archétype, le modèle parfait du phénomène dont nous parlons : la disparition de l'autorité de l'Etat dans une dispersion totale, une dilution dans l'espace social, jusqu'au plus bas, en une multitude de pouvoirs plus que locaux, individuels.
Pour les taxi motos c'est le nombre qui fait la différence, une multiplication à vue d'œil et sans contrôle à travers tout le pays.
Dès lors c'est le pouvoir du nombre. Tous pour un, un pour tous. Malheur au conducteur de véhicule, ou même le simple piéton, qui entre en contravention avec un seul d'entre eux.
En un clin d'œil ils débarquent tous sur les lieux. Solidaires comme pas un. C'est un pouvoir basé donc sur l'intimidation et le chantage. Or en dehors de la capitale, la police nationale, en trop petit nombre, ne peut pas faire face.

Marrons de Saint Domingue ...
Qu'est ce qu'un pouvoir sinon une force capable d'imposer sa loi ?
Nous utilisons les taxis motos comme une métaphore. Mais les parlementaires qui bloquent actuellement le pays sans souci de l'intérêt général, c'est tout à fait pareil. C'est aussi un pouvoir absolu. Qui ne reconnaît que son propre pouvoir et aucun autre. C'est le pouvoir à l'état brut.
C'est la conception médiévale du pouvoir. Celui des seigneurs du Moyen Age européen qui avaient plus de pouvoir que le roi parce qu'ils percevaient directement la taxe sur les paysans.
Celui des bandes de marrons de Saint Domingue auquel Dessalines a dû mettre un frein parce qu'elles handicapaient la mise en commun de toutes les forces pour l'assaut final contre l'armée coloniale.
Le slogan 'l'union fait la force' vaut donc aussi pour des situations comme celle que nous vivons aujourd'hui.
Parce que l'éclatement fait la faiblesse. Or voici que lentement mais sûrement nous venons de franchir une nouvelle étape dans ce processus d'éclatement en mille morceaux, en une multitude de pouvoirs, à l'exemple des taxis motos et plus encore de nos parlementaires.
C'est celui où tout un chacun peut arracher une portion de ce même pouvoir qui traine partout. C'est l'atomisation absolue. Comme dit la comptine : 'toutrèl pase l pran pa l, malfini pase l pran pa l'.

Aussi bien les nationaux que l'international ...
Le stade où le processus de désintégration est si avancé que chacun s'estime en droit d'en tirer parti soi-même et pour soi-même. Et aussi bien les nationaux que l'international.
Lors d'un séminaire organisé par le Ministère des affaires étrangères, on apprend, par exemple, comment certaines missions diplomatiques font pression pour que leurs boursiers soient les premiers admis dans l'administration publique haïtienne.
Ensuite ce sont elles-mêmes qui choisissent les bénéficiaires de leurs bourses d'études.
Alors que depuis toujours ce choix était fait en coordination avec l'Etat haïtien.
Il y a plein d'exemples du même type comme conséquence de cette démission de l'Etat.
Toujours le poisson pourrit à la tête. Ce proverbe ne saurait trouver meilleure illustration.

La dictature du gang ...
Or si tout pouvoir absolu rend fou, mais le contraire, un Etat dont l'autorité est réduite à sa plus simple expression, c'est une autre forme de dictature ; pire encore, celle où n'importe quel petit groupe sans aucun intérêt que le sien propre, et sans scrupule peut prendre les commandes, la dictature du gang outre quand celui-ci a les moyens de payer ses protégés alors que l'Etat est le plus souvent en banqueroute.
Tandis que sur le plan international c'est le rêve de Hitler à qui on venait de rapporter que Haïti a déclaré la guerre à l'Allemagne et qui aurait répondu : Haïti, c'est quoi ça. Ah c'est ça, eh bien nous en ferons un parc pour nos chevaux ah ah ah !
Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Elle n'est pas non plus sur le point de s'arrêter. Parce que, tout comme Dessalines avait compris qu'il fallait ralentir la puissance des Marrons, il nous faudra nous aussi, Haïtiens du 21e siècle, décider de mettre un frein à la frénesie actuelle de liquidation absolue de l'autorité de l'Etat ...
Non seulement au bout c'est la dissolution totale de ce que nos historiens appellent l'Etat Nation, mais tout simplement 11 millions d'habitants peuvent-ils être dirigés par des taxis motos ou quelques parlementaires jeunots avides de pouvoir ... et de richesses personnelles !
Cependant gare que la pendule ne revienne à nouveau là d'où elle est partie : le pouvoir absolu. Les mêmes causes produisant toujours les mêmes effets. La dictature sanguinaire.
Faute de mieux ! Mais par notre faute.

Haïti en Marche, 29 Juillet 2016