Robert Anglade : un homme libre !

MIAMI, 10 Avril – Oui il est le frère ainé de Georges Anglade mort lors du séisme du 12 janvier 2010, mais jamais deux frères n'auront été aussi différents. Dans leur adolescence.
Robert Anglade a été assassiné le 7 avril dernier. Il était le propriétaire d'un hôtel 'Jardins sur mer', à Aquin.
Le cadre c'est l'Institution Saint Louis de Gonzague, des années 1950.
La devise c'est tous pour un, mais pas un pour tous. En tout cas pas en tout et pour tout.
En effet la classe est divisée entre fils de l'élite traditionnelle, ceux du pouvoir en place, ceux de la bourgeoisie moyenne et quelques rares représentants des quartiers du bas de la ville, dont votre serviteur.

Elitisme ! ...
D'ailleurs les très chers Frères ne se privent pas de nous répartir en classe selon les mêmes critères.
Un Bonnefil se retrouvera à côté d'un Thébaud, mais un Vilmenay ou un Macary préférera la compagnie d'un Drouinaud ou des deux frères Guy et Claude Garcia. Ou d'un Lionel Magloire, le plus fortish en maths.
Tandis que Robert Anglade recherche tout naturellement la compagnie ... de Kenny Sajous.
Les deux partiront ensemble terminer leurs études au Centre d'Etudes Secondaires.
Et à cause de circonstances qu'aucun des camarades de cette promotion ne saura jamais oublier.
On est en Seconde, l'année d'avant la classe de Rhéto, donc deux années avant la Philo qui marque la fin des études à Saint Louis.
Vous avez dit : élitisme !
Désormais il n'y a pas que la valeur académique (les bonnes notes) qui compte. Saint Louis de Gonzague se doit de créer des Saint-Louisiens.

L'effort fait les forts ! ...
Et en quoi consiste un Saint-Louisien ?
Une solide connaissance en grammaire française (à base de versions latines) ou en mathématiques et sciences (sections A ou C).


Mais d'abord une attitude face à la vie qui nous attend. L'effort fait les forts, est la devise principale. Traduisez : de la discipline en tout et pour tout. Ou encore : le dépassement de soi. Encore et encore.
Mais je me ferais tancer par les très chers Frères si je n'ajoutais aussitôt : une formation chrétienne. Impeccable.
Or en ce temps-là, l'ennemi principal, le corrupteur d'âme numéro 1 s'appelait, vous avez deviné : la doctrine communiste (montante).
Pire encore : le communisme athée.

'Les communistes peuvent laisser la classe !' ...
Or des polycopiés circulaient sous les pupitres, pas encore des 'petits livres rouges', mais pas suffisamment sous le manteau pour ne pas parvenir à la connaissance des Frères. D'autant plus que les 'rapporteurs' ou espions ne manquent pas en classe. Espérant bénéficier de bonnes notes de conduite (la fameuse 'carte rose') sur le dos des autres.
Un jour le scandale éclate. Imaginez une classe de 30 enfants (en ce temps-là on le restait pendant encore plus longtemps) qui entendent le Frère leur lancer droit de ses yeux verts furibonds : 'Et maintenant les communistes peuvent laisser la classe !'
Personne ne bougea. Mais quelques jours plus tard, Robert Anglade et Kenny Sajous (et un ou deux autres encore mais je m'en souviens moins bien) émigreront vers le Centre d'Etudes Secondaires, l'école considérée lors comme plus 'évoluée' que dirigeaient les célèbres professeurs haïtiens Pradel Pompilus, Pierre Riché et Jean Claude.
Pour nous qui resterons à Saint Louis jusqu'à la Philo : Robert Anglade restera l'archétype d'un homme libre. Purement et simplement. Comme on pouvait se l'imaginer à un âge où l'on n'avait pas encore la tête farcie d'un tas d'ismes.
Tandis que le cadet Georges Anglade continuera à être un rat de bibliothèque, à commencer par celle de Saint Louis de Gonzague qui, comme on le sait, est remarquable, pour devenir le grand historien et géographe que toute la nation honore.
Et qui disparaitra, hélas, dans le séisme de janvier 2010.

Un Robinson Crusoe ...
Comme presque toute la promotion, Robert Anglade part faire des études à l'étranger. Agronomie. Mais plus à la manière d'un Robinson Crusoe. Il est parmi les premiers qui reviennent au pays. Mais toujours cet instinct de faire cavalier seul, le pousse à ouvrir le premier bio-hôtel (avant même l'expression tourisme écologique) du pays. A un endroit où n'existe ni électricité, ni service d'eau potable, rien. C'est du côté de Cocoyer Anglade, sur la route du Sud, avec ces cocotiers qui en faisaient une parure incomparable.
On se dit que seul un fou pouvait se lancer dans pareille aventure. Mais c'est Robert Anglade tout à fait. Un homme libre !

Du Lycée Pétion à Saint Louis ...
Récemment a été commémoré le 200e anniversaire du Lycée Alexandre Pétion (primaires et secondaires), fondé par le président du même nom en 1816.
Notre actuel Président (provisoire) Jocelerme Privert en a fait l'apologie, notant que le Lycée Pétion a donné au pays un grand nombre de chefs de l'Etat.
Je ne sais pas s'il s'est rappelé d'ajouter à cette liste le futur Papa Doc (François Duvalier) qui est aussi un ancien du Lycée Pétion.
Mais Saint Louis de Gonzague, doué à la formation principalement des fils de l'élite, a donné lui aussi plusieurs présidents à la nation.
Pas forcément des plus brillants. En effet, Jean Claude Duvalier dit Baby Doc est sorti de Saint Louis.
Mais également un Leslie Manigat.

Franck Romain ou Gérald Brisson, l'envers et l'endroit ...
Toutefois reste la fameuse maxime : l'effort fait les forts. Hélas, quel qu'en soit le résultat.
Le Saint-Louisien a pour devise d'aller jusqu'au bout de la tâche à accomplir. Et ce, pour le meilleur ou le pire.
Le colonel Franck Romain, l'écraseur numéro 1 des rébellions armées contre le régime Duvalier, a fait toutes ses classes chez les Frères. C'est la version Nazie de la même méthode d'enseignement.
Tandis que Gérald Brisson, notre champion du saut en longueur, notre star de l'équipe olympique imbattable de Saint Louis de Gonzague, réussira la plus remarquable des actions de guérilla menées contre le régime : le détournement en plein jour du fourgon de la Banque Royale du Canada.
Aller jusqu'au bout de ses actes. Ouais.
Mais dans l'Haïti de 2016, peut-il y avoir encore des hommes libres ?
Robert Anglade, 74 ans, a été assassiné chez lui le jeudi 7 avril par des inconnus.
Tout comme on rappelait la semaine dernière par une exposition de ses œuvres, le peintre Burton Chenet, assassiné en sa résidence.
Ou des dizaines d'autres tombés dans la rue, partout, n'importe où !
No way out. Aucune issue. Mais d'abord cessons de nous cacher cette vérité à nous-mêmes. Oui, c'est à nous de prendre nos responsabilités. Réfléchissons comment !

Marcus, Haïti en Marche