PORT-AU-PRINCE, 22 Décembre – Funérailles d'un 'indépendant'. C'est le nom qui fut donné au mouvement culturel et journalistique qui prit naissance dans les années 1970 et qui brillera comme un météore jusqu'à son écrasement le 28 novembre 1980 par la dictature Duvalier, version Baby Doc.
Contrairement à des expériences précédentes, comme les Caracos Bleus (1960), qui étaient animées par des artistes renommés (Gérald Pierre Antoine, François Latour, Gérard V. Etienne, Robert –Bob- Bauduit), le mouvement 'indépendant' fut surtout majoritairement l'œuvre de jeunots qui partaient de rien.
Si l'épithète 'indépendant', qui leur fut collée on ne sait d'ailleurs trop par qui, méritait tout son sens ce fut par exemple dans le cas de Manno Charlemagne.
Celui que le Miami Herald surnomme le Bob Marley haïtien, qui a été mis en terre en Haïti (inhumation à Verrettes, Artibonite), le vendredi 22 décembre écoulé, Joseph Emmanuel Charlemagne, dit Manno, est un gamin d'origine presqu'inconnue (mère émigrée aux Etats-Unis presque sans laisser de traces, un père sans domicile fixe) qui a surgi sur le macadam de Port-au-Prince, dans les années 1970, encore hanté par les hordes de tontons macoutes (qui ont tenu en respect pendant quatorze ans les ennemis de la dictature la plus cruelle de notre Histoire mais qui sont aujourd'hui maintenus plus ou moins en laisse ('Couchez !') par fiston Duvalier sur insistance de Washington, cela pour faciliter l'arrivée en Haïti des capitaux et jobs de l'industrie d'assemblage.
Depuis peu un mouvement de libéralisation de la parole a commencé. Timidement. Au niveau de la presse parlée et écrite. Très marginal mais suffisant pour commencer à éveiller les consciences.
Tous ces trouble-fêtes ...
En effet, le relais est bientôt pris par la culture. On connaît le 'coup de tonnerre' que constitua la représentation de la pièce 'Pèlen Tèt' de Frankétienne.
C'est le même rôle qui fut joué par Manno Charlemagne dans la chanson à engagement politique : pousser toujours plus loin le mouvement dit de 'libéralisation'.
Plus loin que ne le voulait la dictature car il ne fallait pas jouer le jeu de celle-ci qui n'agissait ainsi non par volonté, mais sur ordre de Washington et toujours pour faciliter les investissements : libéraliser, se débarrasser du moins des aspects les plus répugnants de l'héritage papadoquien. Mais bien sûr pour le Jean-claudisme, c'était comme s'il fouillait sa propre tombe. Aussi n'attendait-il que le moment opportun pour se débarrasser de tous ces trouble-fêtes.
Manno naquit en 1948 à Carrefour, banlieue sud de Port-au-Prince. Il se familiarisa avec ses pairs de la capitale (me raconta-t-il) en participant aux épreuves de natation au pont Sinclair (débarcadère de gazoline) à Thorland, sortie sud de Port-au-Prince, où tous les jeunes garçons, toutes classes sociales confondues, venaient s'affronter le dimanche. C'est l'une des rares rencontres de masse qui étaient encore tolérées par le régime. On est encore dans les années 1960, les plus terribles sous François Duvalier qui, de mangeur de mulâtre, voyait désormais un communiste à abattre dans tout jeune garçon ayant un peu d'instruction.
Un complot dès que deux jeunes Haïtiens se rencontraient ...
En 1971, le diable est mort mais vive le diable. Cependant, Washington qui a parrainé la succession du père au fils, sans heurt, maintenant l'opposition au large, a une exigence : rafistoler l'image, faire comme si ...
Aussi ce premier mouvement de liberté de la parole, incarnée par deux ou trois voix à la radio et dans la presse écrite un unique petit hebdomadaire (Le Petit Samedi Soir), n'aurait pas tenu longtemps s'il n'y avait eu aussi cette soudaine entrée en scène du théâtre (Frankétienne, les Philoctète, Rassoul Labuchin, Evans Paul dit K-Plume, Fayol Jean etc) et de la chanson engagée avec essentiellement Manno Charlemagne.
Mais Manno c'est l'indépendant total. Dans sa vie. Personne ne sait où il dort, comment il vit. En politique, il est de gauche mais n'appartient à aucune chapelle.
Il est vrai que c'était là une condition de survie sous un régime qui voyait un complot dès que deux jeunes Haïtiens se rencontraient.
Car pour un Manno qui y a échappé ou un Dany Laferrière, aujourd'hui membre de l'Académie française, combien de Gasner Raymond, d'Ezékiel Abellard, de Auguste Thénor et aussi de Richard Brisson assassiné lors du débarquement de La Tortue (1982) par les tontons macoutes jean-claudistes sous les ordres du colonel Acédius Saint-Louis, commandant du corps des Léopards.
Pris entre deux feux ! ...
Mais de plus on peut être indépendant par la force des choses quand à l'intérieur le régime vous traite comme des prisonniers en liberté tandis que dans l'opposition en diaspora tout ce qui se fait à l'intérieur est supposé être un piège tendu par Duvalier.
Indépendant ou plutôt pris entre deux feux !
Mais Manno, brave jusqu'à la témérité, ignore souvent ce genre de précautions, auxquelles par contre nous journalistes étions confrontés dans tous nos mouvements. A quoi doit-on s'attendre avec des chansons du genre 'La jenès pa inosan, fòl met men li nan san' ? Aussi il dut gagner l'exil (je crois) bien avant le crackdown du 28 Novembre 1980.
La même bravoure qui le pousse à ignorer la terreur réinstaurée par les militaires putschistes de 1991 (coup d'état ayant renversé la première présidence Aristide) pour débarquer à l'aéroport de Port-au-Prince, alors que précédemment il avait dû gagner une ambassade pour s'échapper du pays.
L'homme fort du régime, le colonel Michel François, le pria de ne pas sortir de l'aéroport mais de retourner aux Etats-Unis d'où il venait en utilisant les mots mêmes de sa dernière chanson : 'Do w trò laj pou nou mon chè' (la chanson 'Do m laj tankou on laye').
Krome Avenue ...
En exil (1981) nous retrouvions notre Manno à Miami (Floride) qui était devenu le nouveau point de ralliement de l'opposition à la dictature haïtienne.
Et autour d'un agitateur hors pair, le prêtre catholique Gérard Jean-Juste.
La lutte anti-Duvalier en vient à faire corps avec celle pour sortir des dizaines de milliers de ressortissants haïtiens des camps de l'immigration américaine.
Manno accompagne de sa guitare les nombreuses manifestations devant le tristement célèbre camp de Krome Avenue.
Le président Reagan les remettra en liberté mais en échange obtiendra du dictateur haïtien le droit d'occuper librement l'espace maritime d'Haïti.
La dictature Duvalier s'effondre enfin le 7 février 1986.
A Port-au-Prince, nous retrouvons notre Manno à tous les rendez-vous de la gauche haïtienne, y compris de la petite gauche dorée.
On danse même dans les salons de la bourgeoisie sur l'air de sa dernière composition « Michèle Bennett I am sorry for you, se nan videyo wa tande pale de Ayiti ...'.
Le bourgeois haïtien n'a pas la conscience tranquille après la chute d'un président (Jean Claude, pas François !) avec lequel il avait même collaboré dans l'écrasement du mouvement 'indépendant'.
Magistrat Manno ...
Manno commence-t-il à prendre goût à la politique ? Après le 'rechoukaj' du président Aristide en 1994, il accepta de se porter candidat à la mairie de Port-au-Prince avec l'avènement de René Préval à la présidence en 1996.
Elu il se mit en tête de refaire le beau Port-au-Prince d'autrefois, comme une sorte d'idéal pour tout gamin de la capitale qui se souvient de la Cité de l'Exposition réalisée sous le président Dumarsais Estimé (1946-1950) à l'occasion du Bicentenaire de la ville de Port-au-Prince, voici le 'magistrat Manno' poursuivant les petites commerçantes et les mécanos qui encombrent les trottoirs. Ceux-ci l'aiment bien et ne lui font aucune résistance ouverte mais une fois l'agent de la mairie ayant tourné au coin, hop on remet ça. Ce fut assez rigolo.
Manno se rendit peut-être compte qu'il perd son temps. Il choisit un exil volontaire en retournant s'installer à Miami.
Là il a des amis qui croient en lui et en son talent. On lui fait fête chaque soir au Tap Tap Restaurant de Miami Beach, propriété d'une amie, Kéké, américaine d'origine juive, qui a découvert Haïti comme un nouveau monde, et qui chante la beauté et les talents de notre pays mieux qu'ici.
Kéké avait même fini par donner à Manno la direction du resto.
Manno s'était rendu compte qu'en Haïti les choses ont changé et que la conviction qui était la force motrice des 'indépendants' des années 1970, avait cédé la place au chacun pour soi ou au mieux au 'pourianisme'.
Là aussi, en indépendant conséquent, il a eu le courage de s'écarter avant qu'il soit trop tard.
A quoi bon être superstar même de la contestation, quand on a le sentiment de prêcher dans le désert.
Au regard de la grande émotion provoquée cette semaine par sa disparition, on peut dire que Danny est Immortel ... mais Manno ne mourra jamais !
Marcus-Haïti en Marche, 22 Décembre 2017