C’était le 28 Novembre 1980 !
MIAMI, 28 Novembre – Une date commémorée en Haïti par la presse et encore une partie d’entre elle. Or si on savait car tout est parti de là.
Le 28 Novembre 1980, la presse en Haïti a été décapitée d’ordre de Jean Claude ‘Baby Doc’ Duvalier.
Particulièrement deux stations de radio très populaires : Radio Haïti Inter et Radio Métropole.
Haïti Inter a vu emporter tout son staff, direction et personnel ; le premier à avoir disparu de la circulation son patron, Jean Léopold Dominique qui semble avoir eu le temps de gagner le maquis.
Métropole voit emprisonner deux de ses membres : Marcus Garcia et Elsie Ethéart.
Tous vont être forcés à l’exil les uns et les autres : Michèle Montas, Konpè Filo, Liliane Pierre-Paul, J.J. Dominique et beaucoup d’autres.
Autre média victime, l’hebdomadaire Le Petit Soir dépecé de ses journalistes vedettes : Pierre Clitandre et Jean Robert Hérard.
Mais c’est quoi cette presse dite indépendante qui a fait tellement peur à une dictature bien assise et dans un pays ouvert au tourisme et aux emplois nombreux créés par l’industrie d’assemblage.
Un pays aussi tout à fait pacifié après les années terribles de la dictature version Papa Doc (1957-1971), au bilan de jusqu’à peut-être dix mille morts, dans toutes les catégories sociales.
Vient un président démocrate américain nommé Jimmy Carter (1976-1980) qui, sous le drapeau (ô bienvenu) du respect des droits humains, força à vider toutes les prisons du régime, principalement Fort Dimanche-Fort La Mort …
Puis en avant pour l’organisation des premières élections libres depuis 1957.
Et là le duvaliérisme se braque.
Le 28 Novembre 1980 est la conséquence directe de cette conjoncture-là, de ce face à face.
Jimmy Carter n’est pas réélu. Les ‘Jean-Claudistes’ s’enfoncent dans la brèche.
Comme si la politique d’un pays aussi puissant comme les Etats-Unis d’Amérique pouvait être l’œuvre d’un seul homme.


Nous disons ‘les jean-claudistes’ parce que le coup du 28 novembre 1980 a été d’abord l’œuvre du tout petit clan entourant le jeune dictateur, principalement les ministres Théodore Achille, Jean Marie Chanoine, Frantz Merceron et bien sûr sa toute-puissante nouvelle épouse Michèle Bennett.
Mais pourquoi dit-on que le pouvoir vient de couper ainsi la branche sur laquelle il était assis ?
Réponse : parce que la presse indépendante, aussi étonnant que cela puisse paraitre, a été, à son origine, une création de Baby Doc Duvalier.
François Duvalier meurt le 21 avril 1971 après avoir nommé son fils de 19 ans, Jean Claude Duvalier comme successeur.
Le gros joufflu n’a rien pour assurer une tâche aussi gigantesque. Le régime n’a tenu qu’en massacrant à tort et à travers.
Et en forçant tous ses critiques à gagner l’exil et à y rester. ‘Kanpe lwen pa pwoche’.
Cependant Washington qui n’est intéressé qu’à maintenir Haïti loin de la mouvance soviéto-communiste (Cuba c’est la porte à côté) a d’autres idées à ce sujet.
D’abord l’opposition anti-duvaliériste fut forcée de continuer à demeurer loin du pays.
Mais à l’intérieur, nouveau programme. Celui-ci se présente ainsi : disparition de la scène publique des tontons macoutes, la milice civile qui a exécuté les basses œuvres de Duvalier père doit être mise au rancart ou plutôt au placart, tandis que les forces armées sont modernisées avec la création d’un nouveau corps : les Léopards.
Sur le plan économique : ouverture du parc industriel de Port-au-Prince qui en quelques mois, fut un boum.
Mais voici le tourisme également relancé, surtout grâce à ce cadeau de la France qu’est la nouvelle route de Jacmel (‘Route de l’Amitié’) à l’actif d’un ambassadeur Bernard Dorin, qui comprit aussi la nécessité de renflouer l’instruction et l’université (‘Centre Pédagogique National’) etc.
La Banque mondiale et la BID financèrent les nouvelles autoroutes du Nord et du Sud.
Etc.
Haïti ouverte au business, c’est le cas de dire.
Mais reste une dernière demande formulée par le ‘blanc’.
La lutte anti communiste a changé un peu de format. Après la période anti-insurrectionnelle incarnée par Papa Doc et dont ce dernier profita pour massacrer tous ceux et toutes celles qui se dressaient devant lui (Casale, Vêpres de Jérémie, assassinat de l’écrivain universellement célébré Jacques Stephen Alexis etc) …
Aujourd’hui il faut faire propre, civilisé.
Les tontons macoutes mis au placard, il faut embellir la façade. Ce n’est pas encore la démocratie mais il faut faire comme si … Sauvons la face !
Et c’est alors la naissance de ce qu’on appellera la presse indépendante.
Un jour Jean Dominique, patron d’une nouvelle radio, Radio Haïti Inter, version rajeunie de l’inoubliable Radio Haïti de Ricardo Widmaier - le père de la radiodiffusion moderne en Haïti, reçut la visite du nouveau ministre de l’information, Mr. Fritz Cinéas, dit Toto Cinéas, homme de bon commerce.
‘Le président vous demande de faire de l’information.’
Ah oui, quelle information ?
‘Toutes les informations’, répondit-il à Jean et à moi Marcus, employé comme directeur de la communication par la nouvelle radio, en ajoutant : ‘Le président est un fan de Marcus, il l’écoute tous les jours.’
Waw !
C’est quoi toute l’information dans un pays où la presse pendant plus de 15 ans – on est en 1972, le duvaliérisme règne depuis 1957 – est limitée à la diffusion des annonces de décès.
Justement pourquoi Haïti Inter et non les autres organes d’information (Nouvelliste, Le Matin, Panorama, la radio MBC, Caraïbes etc) ?
Probablement parce que tous ceux-là se gardaient d’entrer dans une telle aventure car c’en était une.
Mais il y avait un autre casse-cou comme nous, c’est une jeune revue hebdomadaire nommée Le Petit Samedi Soir et son directeur-fondateur Dieudonné Fardin, véritable bénédictin d’apparence mais au fond une foudre de guerre.
Comment oublier ces rencontres très discrètes chez Fardin dans son imprimerie à Martissant.
C’est lui qui nous apprit un jour, à Jean Dominique et à moi, que la presse indépendante est plus qu’un instrument toléré dans le but d’améliorer l’image du régime mais que nous pouvons aussi voler, si nous le voulons, le jeune président à son entourage.
En effet Baby Doc est jusque-là traité en pas plus que le ‘bébé joufflu’ qu’il était et c’est le clan familial, la reine mère Simone et ses ministres proches qui mènent la barque.
D’un autre côté, arrivée à Port-au-Prince d’un nouvel ambassadeur américain nommé Heyward Isham.
L’ambassade américaine s’ouvrit à la presse indépendante. Ainsi que l’ambassade du Canada, l’ambassade de France, d’Allemagne etc. Voyages, bourses d’études.
Votre serviteur reçut un jour, au cours de ces rencontres quasi clandestines à l’imprimerie Fardin, la mission de dire ‘Bon anniversaire monsieur le président’ ! Mais sans ‘président à vie’.
Nous en profitâmes pour glisser quelques bonnes vérités qui jusque-là pouvaient conduire à Fort-Dimanche.
Ce fut le début d’une véritable complicité.
Dès lors nos journalistes (Radio Haïti Inter – Georges Michel, Jean Robert Latortue, Fred Brutus ; Petit Samedi Soir, dont Gasner Raymond, Dany Laferrière, Jean Robert Hérard parmi les plus fougueux) sont suivis partout, pour leur audace, par les sbires du nouveau chef de la police politique, Col. Jean Valmé … comme plus tard à Métropole : Serge César, Loucas (Edgar Arnous), Antonio Lauradin, notre regretté … mais touchez pas !
Puis bientôt et assez vite, ce n’était plus seulement une initiative de quelques têtes brûlées … mais un nouveau mouvement qui sera surnommé mais on ne se souvient plus par qui : la presse indépendante, une épithète plutôt osée !
La presse indépendante ouvrit une brèche par laquelle ne manqua pas de foncer puis peu à peu de s’engouffrer, tout ce qui était latent comme, si ce n’était encore l’opposition proprement dite, mais un besoin de s’exprimer, et qui avait été refoulé depuis tant d’années.
D’un côté le meilleur : le théâtre de Frankétienne, des frères Philoctète, Evans Paul (K-Plim) ; les romans de Jean Claude Fignolé, Michel Soukar etc.
La peinture aussi. Si riche et abondante que nous n’osons citer aucun nom.
Mais bientôt aussi, dans une rage touchant presqu’à la pagaille, les syndicats ouvriers. Il s’en créait un pratiquement tous les jours.
Puis un grand moment, si soudain : la grève du Ciment d’Haïti. La première fois que le mot grève est prononcé en Haïti depuis plus de 15 ans.
La police politique depuis trop longtemps réfrénée et qui ne tenait plus dans ses gonds car c’est aussi et d’abord un moyen d’enrichissement personnel pour ceux-là qui la dirigent, trouva une occasion de sortir ses griffes.
C’est l’assassinat de notre confrère Gasner Raymond du Petit Samedi Soir, le 1er juin 1976.
J’ai toujours regretté que ce ne fut un peu plus tard car ce ne serait probablement pas arrivé sous la présidence de Jimmy Carter (le président des droits de l’homme fut élu en novembre de la même année, 1976).
Entre-temps je dus déménager de Radio Haïti Inter, les menées de nos opposants surgis de partout et de nulle part finissant par monter contre nous le patron de Radio Haïti Inter.
Plus des trois quarts du personnel durent plier bagages. Je trouvai sans difficultés à me caser à Radio Metropole, la station rivale car entre-temps la presse indépendante était devenue la carte à jouer.
Entrée en scène en effet d’un autre acteur. Les leaders politiques. L’opposition politique. En version modérée avec le professeur Grégoire Eugène, et radicale le pasteur Sylvio Claude qui tint ses meetings en plein air et en plein bidonville de Cité Soleil …
Et au centre le professeur de droit Gérard Gourgue, président de la Ligue haïtienne des droits humains de formation récente.
Peu à peu aussi l’opposition extérieure entra dans la danse après s’être d’abord méfiée du mouvement presse indépendante perçue comme une nouvelle ruse de la dictature !
Mais hélas, tout se passera, oui déjà, comme ce que nous vivons aujourd’hui : dans les luttes intestines et le divisez pour régner.
Or face à un pouvoir qui est lui-même un champion du divisez pour régner qui a aussi été sa force pendant déjà plus de 20 ans.
Mais d’un autre côté l’administration Carter ne plaisantait point. C’est la visite de l’ambassadeur américain aux Nations Unies, le flamboyant pasteur Andrew Young qui ordonna de vider toutes les cellules de Fort Dimanche - Fort La Mort.
Au palais national, Young dit au jeune dictateur : ‘il faut savoir mettre son navire dans le sens du vent.’
C’est-à-dire organiser des élections.
Quitte à ce que Baby Doc soit réélu (si l’on peut dire !) mais changer de système. Mettre un pied dans un nouvel ordre comme l’a fait la nation voisine, la République dominicaine. Invitation pour Jean Claude Duvalier à rencontrer le nouveau président dominicain élu de manière véritablement démocratique, Antonio Guzman.
Mais rien n’y fit. La dictature se braqua : ‘Nou kanpe rèd kou yon ke makak.’
Mais c’est parce qu’elle est depuis renforcée par un nouvel acteur : le secteur des affaires. Parce que tout ce développement économique (factories continuant de se multiplier, hôtels de plage, boites de nuit, la fête chaque soir …) tout cela ne veut pas, ne veut plus être dérangé.
C’est le nouvel atout et qui se mit en devoir de prendre la relève autour du jeune prince.
Outre que celui-ci est en âge d’enterrer sa vie de garçon, changeant de camarades comme il change de chemise, bref le temps de se, pardon de ‘le marier’.
On lui trouva une épouse à son goût.
Mais surtout au goût de ces nouveaux ‘duvaliéristes sans le nom’ : les grands patrons de Port-au-Prince.
Ceux-là sont en tête du coup car c’est une sorte de coup d’état puisque c’était destiné à changer complètement la direction dans laquelle s’était engagé le pays.
Et ce fut le 28 Novembre 1980.
Une fois Carter ayant perdu les présidentielles, en novembre 1980, hop, comme dans le Pèlen tèt de Frankétienne : ‘tout makak te gentan nan kalòj’,
Les journalistes en question embarqués pour l’exil, le pays d’abord ne sembla pas bouger – la fête continua … mais les problèmes de fond (en tête l’exploitation sauvage que l’on dénonçait tous les jours etc) étant à nouveau poussés sous le tapis, la protestation redémarra.
D’autre part, la pression pour les élections ne cessa point non plus du côté de Washington. Les conseillers du dictateur haïtien s’étant révélé de piètres analystes de politique internationale.
Puis peu à peu la bande commença à se désagréger. Les premiers à gagner le large, c’est-à-dire eux aussi l’exil, ce sont ceux-là mêmes les auteurs du coup du 28 novembre, les ministres Achille, Chanoine et consorts.
Retour de Roger Lafontant, l’épitome du ‘tonton macoutisme’, entre autres qui ne porte pas la nouvelle première dame dans son cœur …
Mais avec pour tout programme un referendum renouvelant la présidence à vie, avec plus de 99,9 pour cent des voix, et bien sûr Baby Doc ‘pou tout tan’.
Lecture totalement erronée, tout à fait à l’opposé d’une conjoncture internationale que Washington, ‘the big boss’, veut davantage marquée par serait-ce un semblant de démocratie.
Aussi, surprise, c’est le président républicain qu’elle avait accueilli comme un protecteur, Ronald Reagan, qui envoya, le 7 février 1986, l’avion pour conduire Baby Doc en exil, serait-ce sur la Côte d’Azur française.
Mais Haïti a-t-elle gagné malgré tout ?
A regarder notre sort aujourd’hui, on est forcé de dire que Non.
L’opposition revenue soi-disant au pouvoir après le 7 février 1986, n’a pas été performante de toute évidence à voir le trou dans lequel on s’est enfoncé.
L’administration Carter avait donc raison en nous poussant vers des élections dans les années 1976-1980.
A preuve, la République dominicaine l’avait compris, et en tire aujourd’hui tous les bénéfices.
Notre pays avait les atouts nécessaires, dont la sécurité totale, jour et nuit, aux quatre coins du territoire national. Surtout sécurité si chèrement payée, sur des dizaines de milliers de cadavres ...
Donc ce sont encore les Duvalier et leurs alliés par intérêt aussi, ces derniers ne doivent pas être oubliés, qui ont tout foutu en l’air.
Mais comme finissaient les contes dans notre enfance : ‘yo banm yon ti kout pye.’

Marcus Garcia, Mélodie 103.3 FM, Port-au-Prince - 28 Novembre 2021