Le peuple en action mais pas encore l’establishment
PORT-AU-PRINCE, 28 Juillet – Dans n’importe quel pays aujourd’hui que le nôtre, les prisons ne pourraient pas contenir le nombre de détenus qui devraient être en train d’y affluer cette semaine.
La Cour supérieure des comptes, tout à son honneur, est en train de rendre publics des rapports incriminant tant les autorités gouvernementales (nouveaux ministres installés sans la décharge légale obligatoire de la part des ex-comptables des deniers publics ; investissements publics non justifiés ou inachevés, comme il y en a eu tant dans le pays depuis le séisme de 2010, tandis que les fonds ont disparu ; par exemple 8 millions de dollars débloqués pour le marché de Bizoton dont seulement 3 millions ont pu être justifiés etc), mais c’est surtout le Parlement haïtien qui est devenu le siège de tous les scandales, révélés tant par les élus eux-mêmes dans un jeu de règlement de comptes à l’interne et public (nous insistons sur le mot jeu) car c’est peut-être une façon de prendre les devants espérant échapper à la vindicte publique qui s’annonce alors que le pays vient de se réveiller de sa léthargie proverbiale qui a permis à tant de scandales, et si audacieux, de se matérialiser.
Où sont nos parangons de vertu ? …
Cependant Haïti est aussi le seul pays où les garants traditionnels de la moralité publique ne bougent pas eux non plus, quoi qu’il arrive.
Nous ne parlons pas uniquement du pouvoir judiciaire, mais à part quelques organisations de droits humains et quelques syndicats, combien de hautes autorités morales ou religieuses ou d’ordre professionnel (conférence des églises, épiscopats, société civile organisée, chambres de commerce ou forums économiques, ordre de médecins ou d’avocats et autres) qui ont élevé la voix dans les dossiers les plus évidents de corruption comme Petrocaribe et autres !
Nous sommes donc le seul pays où les corrompus peuvent encore dormir sur leurs deux oreilles.
Mais cela menace de prendre fin depuis le coup de semonce des événements du 6 au 8 juillet dernier.
Une hydre à sept têtes …
Pas les événements en eux-mêmes - nombreux morts parmi les émeutiers qui ont fait main basse sur de nombreux centres commerciaux et provoqué des pertes s’élevant probablement à plusieurs centaines de millions de dollars – bizarrement après plusieurs semaines aucun chiffre n’a encore été rapporté officiellement, ni par les propriétaires victimes ni par les assureurs, on se demande pourquoi, y aurait-il là aussi anguille sous roche ?
La corruption est comme on sait un phénomène multiforme. Une hydre à sept têtes.
Par contre ces événements ont provoqué des retombées politiques inattendues.
Qui de leur côté révèlent les faiblesses du système politique en place, reposant apparemment sur la corruption à grande échelle mais aussi sur le chantage, les uns au détriment des autres. Et vice versa.
Sénateurs et députés ont soudain la langue bien pendue et on en apprend de belles les uns sur le compte des autres.
Quoi qu’il en soit la justice ne bouge pas. Ne se saisit pas des circonstances, quelque aggravantes soient-elles, pour mettre l’action publique en mouvement. Comme cela se voit partout dans le monde aujourd’hui.
Trump et Lula …
Quand on voit la fille du président Donald Trump et officiellement sa conseillère, Ivanka, abandonner son étiquette commerciale pour éviter l’accusation de conflit d’intérêts et le président lui-même menacé d’être trainé en justice parce que son hôtel à Washington (Trump International) est susceptible de profiter de la position privilégiée de son propriétaire pour augmenter ses affaires …
Quand l’ex-président brésilien Lula est condamné à plusieurs années de prison pour avoir accepté un appartement en cadeau alors qu’il est évident que c’est surtout pour empêcher sa participation aux présidentielles d’octobre prochain où il est porté grand favori …
Quand surtout nos voisins dominicains ont appris à protéger leur image de marque dans le grand mouvement anti-corruption qui secoue la planète : on a vu la promptitude et surtout l’adresse avec lesquelles les officiels du parti au pouvoir (Parti de la libération dominicaine-PLD) ont évacué le cas du sénateur Felix Bautista accusé de corruption et d’implication dans le scandale Petrocaribe en Haïti par le Département du Trésor aux Etats-Unis …
‘Ni sak, ni krab’ …
Eh bien, malgré le grand déballage qui a lieu sur la place publique en Haïti, impliquant aussi bien le parlement que des gouvernants (d’hier et d’aujourd’hui), y compris des secteurs au sein de la communauté des affaires, le commissaire du gouvernement de Port-au-Prince, sourd et aveugle, le fameux Ocnam Clamé Daméus, n’a pour toute occupation que de poursuivre les émeutiers du 6 juillet écoulé.
Or plus que partout ailleurs, en Haïti la corruption enrichit quelques-uns mais représente littéralement une condamnation à mort pour près de 10 millions (population totale de quelque 11 millions).
En même temps, alors que les autorités haïtiennes à tous les niveaux (y compris aussi majoritairement les autorités dites morales) ne semblent pas la considérer comme un crime punissable par la loi, cependant le pays vivant de la charité publique internationale (et pour cause !) et vu que l’international de son côté est tenu de pactiser avec le grand mouvement de lutte contre le fléau en question (la lutte contre la corruption étant la nouvelle cause célèbre de notre temps), voici donc le peuple haïtien menacé d’être perdant de tous les côtés à la fois. Comme dit le créole : ‘pèdi ni sak, ni krab.’
Conclusion : beaucoup risquent – et pas seulement les pouvoirs publics – de perdre leur virginité dans le grand chambardement qui s’annonce. Et qui durera probablement au moins jusqu’aux prochaines élections générales en Haïti.
‘Se bat chen tann mèt li’.
Haïti en Marche, 28 Juillet 2018