La chute de la gourde soulève tous les cauchemars
JACMEL, 17 Mars – Les nouveaux dirigeants se gardent de l'évoquer dans leurs promesses à la population. Mais dans le grand public, l'inquiétude commence à faire place à l'angoisse. Tout le monde est désormais persuadé que la dégringolade de la gourde (monnaie nationale) va atteindre avant longtemps le point zéro, c'est-à-dire quand il faudra 100 gourdes pour 1 dollar américain (ce dernier nous sert de monnaie d'échange internationale).
Aujourd'hui il faut compter 70 gourdes pour 1 dollar. Et rien ne peut en arrêter la chute.
Mais pour une raison ou une autre, l'haïtien a fait du chiffre 100 une limite au-delà de laquelle on ne peut et on ne doit aller. Alors que, logiquement, si cela continue on peut passer allègrement au-delà des 100 gourdes pour 1 dollar jusqu'à, disons X.
Mais pour le peuple, trop c'est trop. C'est comme un sentiment de perte de notre souveraineté nationale qui pointe à l'horizon. Et d'ailleurs le mot est déjà dans tous les commentaires.
Aussi les responsables feraient bien d'y réfléchir. Cette crise de la gourde peut aller bien plus loin en effet que ces derniers ne semblent le penser.
Ou quand on évoque le problème c'est par la tangente.
Le président Jovenel Moïse promet de réconcilier la terre, l'eau et l'homme haïtien (bien sûr l'agriculteur, et encore celui-ci un espèce en voie de disparition, émigration oblige).
Son premier ministre, Jack Guy Lafontant, lui emboite le pas dans sa déclaration de politique générale qui a obtenu mercredi l'approbation du Sénat, avant de prendre la direction de la chambre des députés pour le même exercice.
Non nos dirigeants ne semblent pas ignorer le problème. Mais ils ne veulent pas effrayer. On n'en est pas à ce degré de franchise du discours politique. Le parler vrai.
Pourtant dans la rue le peuple semble aller plus loin qu'eux. Et les questions commencent à se poser sans aucune fioriture.
Si le discours officiel pose les problèmes : nécessité de relance de la production nationale d'un côté, et de l'autre d'attirer dans le pays des investissements créateurs d'emplois, il ne s'aventure pas à considérer les solutions.
Il faut attirer coûte que coûte des dollars pour contrer la dégradation de la gourde, puisque c'est dans la comparaison avec le dollar que l'on mesure la valeur de notre gourde.
Et comment attirer les dollars ? En vendant des produits haïtiens sur le marché extérieur, par les exportations. Et comme nous ne sommes pas un pays industrialisé, donc c'est relancer la production agricole, la seule dans laquelle nous avons de l'expérience.
Mais pour cela il faut des investissements. Le riz ne pousse pas comme la mauvaise herbe ni la banane comme n'importe quelle racine.
Or les capitaux haïtiens ne sont pas investis dans l'agriculture. Tout le monde est dans le commerce, du riz de Miami au pétrole. L'agriculture a un temps de rentabilité plus long. C'est-à-dire c'est tout le système qui tend à encourager au contraire ce qui précipite l'effondrement de la gourde : le commerce des produits importés. Nous importons pour 4 milliards de dollars quand de notre côté nous ne produisons pas suffisamment pour atteindre même pas 1 milliard en exportations.
Nous sommes en train nous-mêmes de faire disparaître notre pays. Et de plus en plus vite.
Une autre façon de faire venir des dollars c'est comme dans les années 1970 attirer des investissements créateurs d'emplois. Quand des entreprises étrangères acceptent de transporter une partie de leur chaine de production dans notre pays, cela fait entrer des dollars ou des euros ou des yens en Haïti. Mais la concurrence aujourd'hui avec les autres pays est de loin plus difficile que dans les années de Baby Doc.
De plus, là aussi c'est nous qui nous faisons du tort à nous-mêmes. En effet l'instabilité politique quasi permanente depuis trois décennies a créé un climat hostile à tout développement. Même pour ouvrir un bouiboui.
Enfin la nouvelle administration s'intéresse aussi au tourisme. Parfait. Quand le cyclone Hazel (12-13 octobre 1954) a détruit la récolte annuelle de café dans la Grande Anse, c'est le tourisme qui a alimenté le budget public. Et sans assistance étrangère (écrit Bernard Diederich dans 'Bon Papa'). Mais il y a tourisme et tourisme. Et de nos jours, corruption aidant, les revenus ne sont pas toujours investis dans le pays ni redistribués au niveau local.
Tout cela figure dans le discours officiel ; cependant on croit trop encore nécessaire, comment dirais-je, de ménager la chèvre et le chou.
Au lieu d'établir carrément l'état des lieux. Alors que dans la rue les gens ne se font pas d'illusion.
Bien entendu le problème est que tant qu'on n'a pas les moyens de sa politique, il est difficile, voire peut-être dangereux d'étaler la vérité toute crue.
Mais il faut se garder aussi de faire gratuitement rêver car une fois qu'il s'en rend compte, le public ne vous pardonne plus.
Mais plus important, même avec la meilleure volonté du monde de la part éventuellement de ses dirigeants, Haïti ne s'en sortira pas si tout le monde n'accepte de faire des sacrifices. Du haut au bas de l'échelle.
Nous n'avons pas encore entendu ce langage chez nos leaders. Ni de ceux qui sont au pouvoir. Ni non plus de l'opposition.
Aussi l'angoisse qui accompagne le déclin en chute libre de la gourde va continuer de nourrir dans la rue les considérations les plus extravagantes.
Comme par exemple, il s'agit d'une disparition planifiée de la monnaie nationale pour la remplacer ... par le peso dominicain.
Et ouvrir la voie à notre occupation dans les faits par nos voisins.
Même avec le bleu et rouge toujours au haut des mats.
Voici ce qu'il en coûte de ne pas adresser les grands (ou plutôt les très graves) problèmes de l'heure de manière plus directe, en termes clairs et évidents.
On nourrit soi-même le désespoir. Et dont on ne sait sur quoi cela peut déboucher.
Haïti en Marche, 17 Mars 2017