PORT-AU-PRINCE, 7 Novembre – Le gouvernement haïtien ne peut pas espérer qu’il va continuer à faire business as usual avec les puissants de la république voisine (pouvoir et business) pendant que le monde entier prend fait et cause pour les Dominicains d’ascendance haïtienne auxquels les institutions politico-judiciaires de la République dominicaine ont décidé d’enlever la nationalité plongeant plusieurs dizaines de milliers de congénères dans ce qu’on appelle l’apatridie c’est-à-dire sans patrie et sans nation, ou comme on dit chez nous : chiens perdus sans collier !
Nous parlons de 4 générations d’êtres humains qui sont affectés par cette décision qualifiée d’inique par le Prix Nobel de littérature 2010, et l’un des plus célèbres écrivains du continent, Mario Vargas Llosa, et dont l’un des livres les plus à succès concerne le terrible dictateur dominicain Rafael Leonidas Trujillo (La Fête au bouc). Celui-là même qui a provoqué l’assassinat de plusieurs milliers d’Haïtiens à la frontière entre les deux pays en 1937. Injectant le venin du nazisme dans le pays voisin.
La sentence de la Cour constitutionnelle dominicaine a provoqué la stupeur des principales organisations internationales et régionales : Organisation des Etats Américains/OEA, Caricom, Haut commissariat des Nations Unies etc.
Le New York Times en a fait plusieurs fois sa Une. Lettre ouverte signée de 25 personnalités et associations de défense des droits humains (dont ‘Dominicanos por Derecho’ / Dominicains pour la défense des droits) envoyée au Secrétaire d’Etat américain John Kerry lui demandant d’utiliser tous les moyens nécessaires pour forcer les autorités dominicaines à réviser leur décision.
Levée de boucliers au Canada où des groupes, comprenant également des élus, ont appelé Ottawa à prendre position en même temps qu’ils planifient un mouvement de boycott du tourisme dominicain et auquel les autorités dominicaines se montrent déjà très préoccupées, ordonnant à leurs bureaux du tourisme dans le monde de se tenir prêts à pouvoir expliquer le sens de la décision qui fait tant scandale. La République Dominicaine est la première destination touristique de la région. Avec des revenus de l’ordre de 5 milliards de dollars l’an.
Ne parlons pas de la Caricom (communauté caraïbe) ; d’ailleurs c’est sur demande de chefs d’Etat et de gouvernement de la communauté que l’OEA a été saisie du dossier. Et a décidé d’envoyer une mission d’enquête à Santo Domingo.
Mais encore plus significatif est la résonnance trouvée par cette campagne dans la société dominicaine elle-même. Là où un archevêque de Santo Domingo, Mgr Nicolas Jesus Lopez Rodriguez, est un fervent défenseur de la mesure discriminatoire concoctée par l’extrême droite anti-haïtianiste, le Réseau Jésuite pour les Migrants, dont leurs confrères dominicains, se sont réunis à Port-au-Prince même pour exiger la révocation de la mesure de dénationalisation et reconnaissant la contribution socio-économique de la communauté migrante haïtienne au pays voisin.
D’ailleurs le premier son de cloche était venu de la citoyenneté dominicaine, aussi bien en diaspora aux Etats-Unis qu’au pays même. Une association de femmes, bravant l’hypocrisie des gouvernants, n’hésitait pas à interrompre un discours du président Danilo Medina.
Cette semaine c’est un comité de solidarité qui est formé par 270 personnalités dominicaines (intellectuels, communicateurs, artistes et religieux), dont des politiques, comme l’ex-chancelier Hugo Tolentino Dipp, des écrivains comme Manuel Robles, la députée Guadalupe Valdez et Mgr Julio Holguin.
En même temps que des professionnels dominicains, fils et filles de parents ou grands parents haïtiens (‘médecins, avocats, ingénieurs, bacheliers, autorités élues’), prennent également la parole dans une lettre ouverte adressée au président Medina et aux hautes institutions du pays voisin pour dénoncer entre autres ‘le viol des principes consacrés ou établis par la Constitution et d’autres législations (dominicaines) en vigueur, tel le principe de la non-rétroactivité de la loi consignée à l’article 110 de la Constitution’ (dominicaine).
Poursuivant : ‘il est inacceptable que la Cour constitutionnelle remonte à des Constitutions antérieures pour contredire ce qui est établi (par la loi). Accablé dans une auréole de préjudices discriminatoires, xénophobes, raciste, machiste et clanique, le Tribunal constitutionnel s’est extrapolé à interpréter d’autres Constitutions afin de justifier la violation du droit fondamental à la nationalité dominicaine’, etc.
Les réactions continuent de pleuvoir et les prises de position contre la décision des autorités politico-judiciaires de se multiplier.
Pendant ce temps, que voit-on en Haïti ?
Nous avons salué la gestion diplomatique de la situation, embarrassante s’il en est, par le gouvernement haïtien. Après avoir rappelé son ambassadeur accrédité à Santo Domingo, le chancelier haïtien, Pierre Richard Casimir, a promené son bâton de pèlerin à travers les pays membres de la Caricom, dont Haïti est membre à part entière.
Ces derniers vont réagir, certains avec une grande énergie, contre le dictat dominicain et, répétons-nous, c’est à leur demande que s’est tenue la rencontre de la Cour interaméricaine des droits humains (CIDH) de l’OEA qui a décidé d’envoyer une commission d’investigation sur les lieux.
D’autre part, le Sénat haïtien a envoyé une mission auprès de leurs homologues dominicains, mais dont on ne sait pas ce qu’il en est sorti !
Mais après ?
Eh bien, les autorités haïtiennes, aussi bien l’Exécutif que le Législatif, s’ils ne pêchent pas par leur absence, semblent s’éloigner peu à peu de la crise, sur la pointe des pieds.
Pour s’occuper, bien sûr, de leurs affaires personnelles : la lutte pour le pouvoir à Port-au-Prince.
Mais quid de la société haïtienne en général ? Du pareil au même. Business as usual. Et nous insistons sur ‘business.’
Et l’on pense que cela peut rester ainsi. Bon Dieu bon ? Point du tout. La crise ne passera pas par dessus nos têtes. Plus la situation va devenir complexe pour le voisin dominicain, plus ses intérêts vont être menacés, plus Haïti sera mise en demeure de s’affirmer, de se définir.
Plus le gouvernement haïtien ne pourra continuer de jouer au bingo avec les milieux d’intérêts dominicains.
Plus nos législateurs d’accorder une place aussi à ce dossier à côté de leurs priorités de l’heure, que nous connaissons tous.
Mais les milieux d’affaires haïtiens (et para-haïtiens) qui importent et exportent en exclusivité avec le pays voisin, pourront-ils eux aussi continuer à ignorer les problèmes de la nation où ils construisent leur immense fortune ?
Non, bien sûr.
A bon entendeur !
Mélodie 103.3 FM, Port-au-Prince