Pour qui fonctionnent les gangs armés et dans quel but ?

MIAMI, 7 Juin – La situation actuelle avait un précédent. C’était sous le pouvoir militaire putschiste (1991-1994) après le premier renversement de Jean-Bertrand Aristide de la présidence 7 mois seulement après son investiture.
Face aux demandes de l’administration du président Bill Clinton (démocrate) pour que le président exilé revienne à son poste, le gouvernement militaire opposa une milice civile dénommée « FRAPH » (Front pour l’Avancement et le Progrès d’Haïti).
De concert avec les forces armées d’Haïti, celui-ci entreprit une campagne de terreur et de répression contre la population civile qui ne prit fin qu’après l’atterrissage des troupes militaires américaines et le départ pour l’exil des dirigeants putschistes (le président-général Raoul Cédras et le chef de la police nationale, le colonel Michel François dit aussi Sweet-Micky) ainsi que le chef civil du FRAPH qui n’était autre que Emmanuel ‘Toto’ Constant … celui-là même dont on est sans nouvelles depuis son expulsion des Etats-Unis en 2020 pour être présumément emprisonné en Haïti. Selon les défenseurs des droits humains, le groupe paramilitaire dirigé par Toto Constant a été responsable de multiples atrocités dont pas moins de 3.000 meurtres commis entre 1991 et 1994, spécialement dans les quartiers populaires (Cité Soleil à Port-au-Prince, Raboteau aux Gonaïves etc).
Après le retour au pouvoir d’Aristide accompagné par les Marines, en octobre 1994, un procès a eu lieu pour les crimes commis pendant le régime du coup d’état. Connu sous le nom de ‘Procès du massacre de Raboteau’, ses conclusions seront majoritairement ignorées. Cependant c’est sous le coup des dites condamnations qu’Emmanuel Constant, qui allait passer plusieurs années réfugié aux Etats-Unis … que ces derniers vont soudain décider de l’expulser l’an dernier, juste au début de l’épidémie de coronavirus, et que le principal condamné du ‘procès de Raboteau’ est venu atterrir en Haïti où depuis, on nous dit qu’il est en prison … mais depuis aussi on ne sait par où il est passé.
Toto Constant est-il toujours en prison en Haïti, allez savoir.
Par contre ce fut, dans notre Histoire récente (depuis les Piquets du Sud et les Cacos au 19e siècle), la première manifestation d’une horde de civils armés exerçant un droit de vie et de mort sur la population civile – mais jusqu’ici plus près encore des Tontons Macoutes du régime Duvalier.
Parce que le FRAPH d’Emmanuel ‘Toto’ Constant, fer de lance et créature du régime militaire Cédras-Michel François, était reconnu ouvertement comme le bras armé de ce dernier.
Par contre les gangs armés qui ont pris aujourd’hui possession du pays, et qui ont manifesté la semaine écoulée leurs possibilités de contrôle total du territoire, commençant par les quartiers dits populaires (Martissant, Ti Bwa, Fontamara) mais pouvant étendre leur pouvoir total partout où ça leur plait, mettant en fuite les garnisons policières - ces nouveaux matadors ont pour particularité qu’ils ne se reconnaissent, contrairement au FRAPH, aucune allégeance, outre qu’ils fonctionnent sous toutes sortes de dénominations des plus abracadabrantes (Lanmò San Jou ; Izo ; Kris la etc).
De plus en plus c’est comme si le pays entier est pris dans une toile d’araignée dont nul ne connait les tenants ni les aboutissants. Y a-t-il un chef ? Une tentative a eu lieu. C’est la formation du fameux ‘G-9 an fanmi e alye’, sous la direction d’un autre chef de gang, un ex-policier donc censé pouvoir exercer une certaine autorité ou prééminence sur les autres, le dénommé Barbecue (Jimmy Chérizier), mais dont l’entrée en scène semble seulement avoir eu pour but de terroriser encore plus la population des quartiers populaires (La Saline, Bel Air etc) traditionnellement pro-opposition … tandis que les autres se spécialisaient dans les prises d’otages contre rançon.
De cette façon voici le pays tout entier pris au piège. Les habitants de Cité Soleil et du Bel Air ne pouvant rester deux semaines au même endroit à cause des persécutions de la bande à Barbecue (celui-ci prêtant éventuellement aussi ses services, et ouvertement, aux forces de police régulières quand c’est nécessaire) … tandis que la menace du kidnapping sert à garder aussi sous contrôle tout le reste de la population, à quelque niveau de fortune que ce soit.
Par conséquent c’est le pays tout entier qui se retrouve soudain sous contrôle ? ‘No way out !’


Oui mais contrôle de qui ?
Le président Jovenel Mouise accuse l’opposition d’être (nous le citons) à ‘au moins 80 pour cent’ responsable des activités criminelles.
Pour l’opposition bien entendu les gangs sont une créature du régime au pouvoir. N’ayant aucune affiliation de nature idéologique ni doctrinale définie pour assurer sa continuité, voire sa permanence à la tête du pays, la contrainte et la persécution mais sans montrer sa main … car démocratie oblige, c’est la stratégie qu’aurait choisie le parti au pouvoir (le dénommé PHTK ou Pati Ayisyen Tèt Kale, créé par le prédécesseur de l’actuel président, le chanteur populaire Michel Joseph Martelly, président de 2011 à 2016).
Mais revenons aux derniers événements. Qu’a-t-on vu la semaine dernière ?
Une démonstration sauvage et puissante et sans rencontrer la moindre résistance par les gangs – soi-disant pour un partage de territoire de chasse.
Première observation : Aucune intervention de la force publique. Malgré les appels de toutes les institutions respectables du pays. Pendant ce temps les chefs de gangs sont sur toutes les antennes. Comme dans un concours de beauté. Car le message doit passer.
Quel message ?
En effet, quelques jours plus tôt, des chefs de l’opposition avaient agité, mais plus en paroles qu’en actes, des velléités de répondre par la force aux actuelles entreprises du pouvoir (référendum pour changer la Constitution en vigueur avant l’organisation des prochaines élections présidentielles, législatives et municipales) et le départ de l’actuel président le 7 février 2022.
Réponse : les gangs automatiquement montrent leur force de frappe. Non seulement de nombreux morts, dont des membres de la police nationale, mais aussi le pouvoir de contrôler les douanes et si nécessaire aussi, l’aéroport international de Port-au-Prince. Celui-là même par où devait arriver la même semaine ou presque une mission de l’OEA (Organisation des Etats Américains) en investigation sur la crise politique haïtienne.
Alors pour qui fonctionnent les gangs armés qui tiennent le pays totalement en otage ?
En tout cas le seul exemple qui vous vienne à l’esprit c’est celui du FRAPH de Toto Constant (ce dernier, mystérieusement, disparu depuis son expulsion des Etats-Unis l’année dernière).
Jusqu’au débarquement des Marines en septembre 1994, seul le pouvoir militaire (via sa milice civile, le terrible FRAP) qui avait droit au chapitre tandis que l’opposition n’avait même pas, comme on dit, ‘ses yeux pour pleurer.’
Mais y aura-t-il de débarquement des Marines cette fois encore pour débloquer la situation ?
A l’heure où le Covid fait rage.
C’est comme on dit la question à cent mille dollars !

Marcus Garcia, Mélodie 103.3 FM, 7 Juin 2021