Haïti ou la fin d'un cycle
PORT-AU-PRINCE, 3 Janvier – Fin d'un cycle ou d'une page d'histoire, mais ne soyez pas étonnés d'entendre certains dire 'fin du monde' (héritage de l'influence de sectes protestantes diverses).
En tout cas la situation actuelle de notre pays ne ressemble pas seulement à une course irrésistible vers le néant mais elle marque effectivement la fin d'une époque. Un monde fini.
Nous reviennent bien entendu les vers de Hugo : le siècle avait 20 ans, Rome remplaçait Sparte ...
Seulement que Haïti se découvre aujourd'hui incapable même de deviner son avenir. L'inconnue totale. Mais une inconnue qu'on peut montrer du doigt, désigner avec précision, autrement dit remonter jusqu'à sa naissance.
Disons que c'est à partir de l'occupation du pays par les Etats-Unis à dater du 28 juillet 1915.
Il y a une Haïti d'avant l'Occupation américaine (celle-ci officiellement longue de 19 ans : 1915-1934).
Le but officiel de l'Occupation était, bien entendu, de moderniser notre pays. Pour ne pas dire, de nous civiliser, pour employer une expression plus appropriée à l'esprit de tout occupant ou colonisateur.
L'Occupation a donc créé des infrastructures essentielles (voies de communication, casernes militaires et prisons, des hôpitaux dont au moins un hôpital de référence – l'actuel Hôpital général de Port-au-Prince, assaini le système administratif – dont la banque nationale et les douanes, développé l'électricité ainsi que les communications téléphoniques avec l'extérieur, inauguré des écoles techniques dont la ferme école de Damiens etc).
L'Occupation a surtout été motivée par l'établissement de la sécurité publique. Cela passe par l'écrasement de tout esprit de soulèvement et de rébellion (assassinat des chefs d'un mouvement armé Charlemagne Péralte et Benoit Batraville - mais aussi mise à l'écart de leaders politiques nationalistes, dont Rosalvo Bobo, jusqu'à la presse qui fut brutalement mise au pas : emprisonnement de journalistes ou écrivains à l'esprit trop indépendant etc.), jusqu'aux paysans contraints aux travaux forcés dont une manifestation de protestation sera écrasée à la mitraillette par les Marines (Carrefour Marchaterre, Cayes, 6 décembre 1929).
Donc faire place nette pour aboutir à la création de la Garde d'Haïti, ancêtre de la future Armée d'Haïti que cette dernière deviendra (officiellement) au départ de l'Occupant en 1934.
Mais Occupation tout normalement destinée à se poursuivre indirectement (par institutions interposées, principalement l'Armée d'Haïti) pour garantir la survie de ses accomplissements.
Or c'était quoi l'Haïti d'avant l'Occupation américaine ?
J'ai envie de citer mon défunt père auquel je demandais : pourquoi avez-vous laissé votre beau pays des Baradères (aujourd'hui département des Nippes) lorsqu'on compare avec l'égout à ciel ouvert qu'est devenue notre capitale, Port-au-Prince. Mais, m'a-t-il répondu, il n'y avait pas d'école. Ni même d'hôpital. 'Tu ne serais jamais né mon fils.'
Avant l'Occupation, pour paraphraser l'historien le plus lu en Haïti, Roger Gaillard, c'était 'le temps des baïonnettes' ! Autrement dit, le pouvoir était proprement au bout du fusil.
Une sorte de Viva Zapata en mode continu.
Dès qu'une personnalité régionale influente (grand don ou autre 'zotobre') se considérait prête, ou était mécontente d'une décision du gouvernement central, elle pouvait lever une armée, marcher sur la capitale et éventuellement prendre le pouvoir.
Pour être renversée de la même manière à son tour, souvent avant pas trop longtemps. On a connu pas moins de six présidences en 4 ans, de 1911 à 1915. Et chacun avec une ambition de présidence à vie.
L'instabilité politique était par conséquent la règle. D'où l'expression 'gouvernements éphémères' qui jalonne notre Histoire nationale.
Une décentralisation de facto ...
Cependant c'était le temps aussi d'un pays plus équilibré et à différents points de vue : économique, environnemental, urbanistique, population etc.
On constate aujourd'hui que les plus belles villes de notre pays ont connu leur heure de gloire avant l'Occupation de 1915.
C'est le cas du Cap-Haïtien, partie la plus développée du pays depuis la colonie de Saint Domingue, de Jérémie (qui se pique d'intellectualité - la ville des poètes), Jacmel qui aurait été la première à installer l'éclairage des rues et le téléphone, les Cayes, Gonaïves, Hinche, toutes ces régions pouvaient se suffire à elles-mêmes.
Cela grâce à une décentralisation qu'on dirait par la force des choses. Comme on vient de voir, imposée éventuellement au bout du fusil ... A la manière des seigneurs dans l'Europe ancienne dont les possessions dépassaient de loin celles du pouvoir royal.
Récapitulons : avant l'Occupant de 1915, chaque région du pays vivait donc de ses propres ressources (café, cacao, bois précieux, élevage). Faisait commerce librement avec l'étranger en ignorant superbement la capitale. Jacmel, Jérémie étaient liées directement aux grands ports de France et d'Allemagne (Marseille, Hambourg etc). C'était le règne de l'Etat dans l'Etat.
Mais surtout, contrairement à aujourd'hui, non seulement l'expression de pays le plus pauvre n'était pas concevable en Haïti, mais c'est vers notre pays que les étrangers au contraire se précipitaient, aussi bien européens (allemands, italiens et plus tard ressortissants du Moyen orient), Haïti était le pays d'immigration par excellence dans la Caraïbe.
L'apanage d'une toute petite minorité ...
Or ce sont toutes ces raisons pour lesquelles l'Occupation n'était pas possible. Aucun occupant ne pouvait imposer sa volonté avec un pouvoir local aussi dispersé.
Et nous revenons à 1915 et ses promesses de modernisation du pays et de création d'une force publique professionnelle.
Comme toute entreprise qui se respecte, l'Occupation américaine se devait d'avoir des objectifs, un agenda ainsi qu'un service de promotion ou propagande.
Cette dernière caractérisée dans la réponse que m'a faite mon père (mentionnée tout à l'heure) et qu'il devait tenir de son grand père.
Quoi qu'il en soit, ce pays de cocagne comme on voudrait décrire l'Haïti d'avant 1915, péchait non seulement par une absence d'ordre public (prise d'armes pour un oui ou un non, insécurité sur des voies routières quasi inexistantes, instabilité politique affectant gravement l'administration publique etc) mais aussi l'éducation et les services de santé étaient l'apanage d'une toute petite minorité dont les enfants en outre pouvaient partir étudier en Europe, notamment en France.
Le développement du tourisme ...
L'Occupation se donnait également pour tâches d'ouvrir Haïti sur le développement industriel véritable (comme l'usine sucrière Hasco, l'exportation de la banane avec Standard Fruit parmi les projets les plus importants ...).
A partir de ce moment se met aussi en place une véritable diplomatie, digne d'un Etat réellement national. Plus tard, Haïti se targuera d'avoir participé activement à la création des Nations Unies (1945), on rappelle également avec fierté notre réaction après l'invasion de l'Ethiopie par l'Italie fasciste (Mussolini) : 'Prenez garde à ne pas être l'Ethiopie d'un autre !' ou encore dans la création de l'Etat d'Israël (1948).
La centralisation facilitera aussi plus tard le développement du tourisme. Celui-ci va rapidement devenir notre seconde ressource dans la constitution du budget national avec le café.
Rôle de l'Armée d'Haïti ...
Mais d'abord, l'Occupation était censée mettre fin à notre instabilité politique perpétuelle, cela en nous ouvrant les portes de la démocratie, entendez par là des gouvernements élus au lieu d'être imposés par la force des armes comme cela l'avait été jusqu'au débarquement des Marines, le 28 juillet 1915, après l'assassinat par ses adversaires du président en exercice Vilbrun Guillaume. La veille, celui-ci avait ordonné le massacre de tous les prisonniers politiques (167 personnes dont plusieurs fils de familles ayant pignon sur rue). Le lendemain il fut arraché de la Légation de France où il avait cherché refuge, et hacher menu en pleine rue.
De fait, le président qui était en fonction au départ des derniers Marines (15 août 1934), Sténio Vincent, avait été élu. Dans quelles circonstances, c'est autre chose.
Egalement son successeur, Elie Lescot.
Présidentielles jusque-là au second degré, c'est-à-dire que le président de la République est élu par les deux chambres, celles-ci précédemment élues de leur côté - et non directement par l'électeur. On devine la part des 'magouilles' (heureusement mot inexistant à l'époque !).
Puis le successeur de Lescot, idem.
Mais il y avait un hic, l'Armée d'Haïti. Celle-ci avait une mission que lui a laissé l'Occupant : la garantie de la permanence du système mis en place par ce dernier ...
Dès 1946, l'Armée intervient pour contrer un mouvement étudiant cherchant à faire pencher la balance à gauche, inspiré de fait par des marxistes convaincus dont les futurs grands écrivains Jacques Stephen Alexis et René Depestre.
Les deux chambres installèrent à la présidence Dumarsais Estimé, un Noir et fils de grand don (Verrettes, Artibonite) mais non membre de l'élite dominante port-au-princienne, et en majorité mulâtre, qui semble avoir été favorisée par l'Occupant pour le maintien du système politique et économique qu'il a laissé.
Un inattendu : le Noirisme ...
Premier crac dans le système : une revendication contre ce quasi monopole politico-économique mulâtre par un mouvement dénommé Noirisme. Ou 'pouvoir Noir', pour paraphraser un de ses premiers idéologues, l'écrivain Roger Dorsinville ! Leur intention d'abord n'est pas de renverser le système mais d'imposer leur droit d'y participer à tous les niveaux.
Ces derniers trouvent la complicité du président Estimé.
Surgit le colonel et futur général-président Paul E. Magloire, qui prit le pouvoir après un coup d'état (le premier depuis la fin de l'Occupation américaine) en promettant de réconcilier les deux factions mulâtre et noire (son slogan : 'roule m de bò', je roule des deux côtés).
Dès lors on tombe dans le folklorisme.
Un certain François Duvalier attendait tout ce monde au tournant.
Utilisant toutes ces contradictions, de droite comme de gauche, il arriva à se faire élire président le 22 septembre 1957 lors d'élections contrôlées par la faction militaire pro-noiriste.
Et c'était déjà fini de toutes les prétendues conquêtes de l'Occupation.
La Présidence à vie ...
Le nouveau pouvoir démantela la machine administrative pour caser ses partisans, puis avec une rapidité incroyable eut raison des piliers du système post-Occupation : le haut clergé catholique breton, et surtout, incroyable mais vrai, l'Armée d'Haïti, la principale création de l'Américain, désormais asservie.
Comment ? Mais en revenant au 'temps des baïonnettes' (les nouveaux 'cacos' s'appellent simplement Tontons macoutes) mais au service d'un seul homme : François Duvalier, sous le patronyme charmant de 'Papa Doc'.
Et bientôt le dernier boulon allait lui aussi sauter : la tentative d'élections démocratiques, cela avec la proclamation de la Présidence à vie.
Puis le fils (Baby Doc) succédant au Papa, cela nous fit 29 ans de pouvoir sans partage.
Or, coup de théâtre, non seulement cela ne dérangea pas l'ex-Occupant, cela fit même son affaire puisque la dictature Duvalier se révéla un allié fidèle dans le cadre de la Guerre froide.
Mais ce n'est toujours pas fini parce que si l'Occupation était venue mettre fin (dans l'esprit) à la décentralisation de facto qui avait fait la richesse des autres départements du pays, la dictature Duvalier quant à elle les a éliminés totalement de la carte. Et par la violence : massacre de l'élite économique de Jérémie, décapitation de celle de Jacmel etc.
Centralisation totale de la nation aux mains du pouvoir à vie. Aussi bien politique qu'économique etc.
Le siècle n'avait même pas 100 ans ! ...
Comme si Duvalier était venu parachever le projet de l'Occupation qui, de son côté, aurait mis trop de gants !
Mais aujourd'hui le résultat c'est une capitale croulant sous le nombre (3,5 millions sur une population de 10 millions) et sans ressources, le pays réel ayant été abandonné, on a vu comment.
On verra aussi comment l'opposition, arrivée sur la scène nationale au lendemain du départ de Duvalier, après 29 ans tenue physiquement en dehors du pays, aura prouvé qu'elle n'avait aucune alternative.
Ni même la capacité d'analyse pour prévoir le dénouement actuel.
Fin d'un cycle. Plus qu'évident. Mort raide, comme dit le créole.
Pour paraphraser encore Hugo : le siècle n'avait même pas 100 ans (1915-1986, départ de Baby Doc du pouvoir) et c'était déjà fini.
A présent, le néant. Néantissime.
Marcus - Haïti en Marche, 3 Janvier 2018