A qui profite la bataille entre fils de Dessalines et de Pétion ?
PORT-AU-PRINCE, 17 Octobre – 208 ans après l’assassinat du fondateur de la patrie, le Général Jean-Jacques Dessalines (tué au Pont Rouge, entrée nord de Port-au-Prince, le 17 octobre 1806, dans une embuscade tendue par des adversaires politiques), nous continuons à nous en accuser les uns les autres.
Samedi dernier, 17 octobre, deux groupes sont descendus dans les rues pour faire entendre leur credo politique réciproque.
Pour nous résumer, le pouvoir en place d’un côté, et l’opposition de l’autre.
Pour nous résumer encore plus, mais d’une manière caricaturale, l’opposition se décrit comme des héritiers du Libérateur et premier chef d’Etat d’Haïti, l’Empereur Jean-Jacques Dessalines, le général en chef de nos célèbres va-nu-pieds qui ont vaincu, le 18 novembre 1803, la force expéditionnaire envoyée par Napoléon Bonaparte pour les remettre en esclavage.
Et à entendre un discours qui se développe depuis l’arrivée au pouvoir, en 2011, du président Michel Martelly (dans le privé, artiste de variété) : le pouvoir actuel est l’émanation de la minorité ‘zuit’ (traduisez : toute petite) qui détient la quasi totalité des richesses matérielles du pays depuis toujours.
Vrai ou faux, ce qui sort de l’ordinaire c’est la nouvelle qualification donnée à ces derniers : ‘Pitit Petyon’ (fils de Pétion).
Plus la forme est banalisée, plus le message passe facilement …
Qui est Pétion ?
Le Général Alexandre Pétion figure parmi les quatre plus grands héros de l’Indépendance d’Haïti : Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessalines, Henri Christophe, Alexandre Pétion.
Leurs statues à tous les quatre s’élèvent au Champ-de-Mars, la plus grande place publique du pays.
Les étrangers connaissent peut-être davantage Pétion sous le nom de : père de l’Américanisme. C’est en effet lui qui accepta de fournir assistance militaire à Simon Bolivar dans sa dernière expédition victorieuse pour libérer le Venezuela, la Colombie et d’autres parties du sud du continent du joug colonial espagnol.
Cependant Alexandre Pétion était un mulâtre, né d’un Français et d’une esclave noire de Saint Domingue.
Et la question de couleur qui revient de manière cyclique dans l’Histoire d’Haïti de s’emparer de cette particularité pour faire passer le message, car plus la forme est simplifiée, banalisée, plus le message passe facilement. Avec possibilité de faire aussi plus de dégâts !
Pour commencer qu’est-ce qui pourrait opposer Dessalines et Pétion en dehors de la couleur de la peau ?
Deux grands guerriers qui se sont affrontés sur le champ de bataille, aussi glorieusement l’un que l’autre, puis ont uni leurs forces contre l’ennemi commun : la France napoléonienne et esclavagiste, puis ont eu un destin politique différent à la tête de la même nation.
Toussaint et Rigaud …
Dessalines et Pétion ont combattu l’un contre l’autre pendant la Guerre du Sud (1799), guerre civile qui, avant l’Indépendance de 1804, a opposé anciens esclaves Noirs, dits Nouveaux libres, derrière le Général Toussaint Louverture, futur Gouverneur général de Saint Domingue, et de l’autre côté les Affranchis, en majorité mulâtres, dits encore Anciens Libres avec à leur tête un autre métis, le Général André Rigaud.
Pétion comme Rigaud était un mulâtre. Le téléfilm de Philippe Niang, ‘Toussaint Louverture’, fait tenir à Rigaud des propos ouvertement racistes à l’endroit de son rival Toussaint Louverture.
Noyez les mulâtres et remettez tous les noirs en esclavage …
La Guerre du Sud se termine par la victoire de Toussaint Louverture, qui devient seul maître dans la colonie de Saint Domingue : Gouverneur Général et auto-proclamé Gouverneur Général à Vie par la Constitution qu’il promulguera (en 1802) et enverra à Napoléon pour être ratifié, ce que celui-ci lui refuse, envoyant au contraire une puissante force militaire avec pour mission de rétablir l’esclavage : Noyez les généraux mulâtres et remettez tous les noirs avec leurs chefs en esclavage !
Entretemps beaucoup s’est passé : Pétion a laissé la colonie pour l’Europe avec l’armée défaite de Rigaud, tandis que Toussaint Louverture est fait prisonnier par les commandants de la force française et envoyé en prison en France où il succombera, de famine et de froid, au Fort de Joux, dans les sommets du Jura.
Mais la lutte reprend. Et en 1803, Noirs et Mulâtres mirent en commun leur destin.
‘Mon compère Pétion !’ …
Ce fut la victoire. Premier Janvier 1804. Premier peuple noir à se libérer de l’esclavage par ses propres moyens.
On connaît très peu des relations personnelles de Dessalines et Pétion, sinon que le premier appelait le second ‘Mon compère Pétion !’, et aurait aspiré à lui donner en mariage sa fille Célimène. Ce qui n’est pas rien. Pétion, qui était franc maçon (comme la plupart des Révolutionnaires français de 1789) avait fait le choix de l’union libre. On lui a connu une maîtresse, Joute Lachennais, une quarteronne, c’est-à-dire presque blanche, qui sera aussi la favorite du successeur de Pétion, également un mulâtre, Jean-Pierre Boyer.
Ce dernier gouvernera pendant un quart de siècle (1818-1843) et mit en place le système qui assurera solidement l’ascendance politique et économique de la minorité claire.
Soulignons qu’on n’a jamais rapporté de propos négatifs, voire méprisants ou racistes, du genre de ceux prêtés à André Rigaud vis à vis de Toussaint Louverture, de la part de Alexandre Pétion à l’endroit de Dessalines.
L’imagination de nos premiers historiens …
Alors que le futur roi Henri Christophe, lui aussi un Noir, se serait moqué de l’Empereur Dessalines dansant le ‘Kalinda’, danse populaire chez les esclaves de Saint Domingue, en commentant : ‘C’est ce macaque qui nous dirige !’
Christophe n’est pas né à Saint Domingue et serait venu gamin avec son maître d’une des colonies anglaises de la Caraïbe.
Ces propos sont probablement survenus peu avant l’assassinat du 17 octobre 1806 au Pont Rouge.
Sont-ils véridiques ou le fruit de l’imagination de nos premiers historiens ?
Outre que le seul des compagnons de l’Empereur qui soit tombé avec lui était le quarteron Charlotin Marcadieu.
Selon l’historien de Port-au-Prince, Georges Corvington (1926-2013), Charlotin Marcadieu fut enterré avec les honneurs militaires tandis que les restes hachés de Dessalines furent abandonnés aux chiens.
Autre preuve, direz-vous, que le traquenard du Pont Rouge avait été tendu par les clairs. Selon la théorie, toujours cherchez à qui le crime profite !
L’Histoire est trop importante pour être confiée aux historiens ! …
Mais de là à diaboliser nos héros et figures tutélaires pour faciliter nos propagandes tellement aléatoires …
Et c’est ici que commence toute l’histoire. Une Histoire trop importante pour être confiée aux historiens ! Car ceux-ci ont pour particularité que tout ce qu’ils nous disent est sujet à caution, tellement ils écrivent à travers le prisme souvent déformant de leurs passions. Leurs passions ou leurs sentiments. Quand ce n’est pas pour défendre un camp politique, leur camp.
Qu’ils s’appellent Beaubrun Ardouin qui résume Toussaint Louverture sous ces traits : ‘la dissimulation, l’hypocrisie, l’astuce, la fourberie, le machiavélisme, la vanité, la méfiance, l’égoïsme’, tandis que Dessalines est dépeint comme ‘un ancien esclave noir, brute, ardent, prompt à frapper, comptant peu la vie de ses semblables’, mais Christophe n’y échappa non plus : ‘le Cap, surnommé pour la douceur des mœurs de ses habitants, devint sous son commandement un champs de désolation, cet homme à la tête pointue, signe de férocité pour les savants, monstre altéré de sang, homme de plus d’audace que de courage’ ; tandis que le même historien parle de ‘la noble figure de Rigaud’ et que Pétion est affublé des ‘valeurs de sagesse, d’affabilité et de consensualité’ (signifiant probablement partisan du consensus), pour finir la classe des Affranchis ‘formant la portion éclairée de la race, avec le droit de devenir le principal appui des masses’ etc. (voir ‘Idéologie, Histoire et Politique en Haïti’, Tome 1 : ‘Le Colorisme’ de Mac-Ferl Morquette).
Le Noirisme …
Aux Beaubrun Ardouin et Joseph St-Rémy répondront plus tard, du tac au tac, les historiens défenseurs de la cause dite Noiriste. Tel l’homme de sciences Louis-Joseph Janvier, le défenseur intransigeant du pouvoir noir, incarné par le président Lysius Félicité Salomon Jeune (1879-1888), contre ses adversaires, les libéraux de Boyer Bazelais.
On range aussi dans ce courant dit Noiriste de notre Histoire (en même temps que l’auteur en question le déborde largement), le professeur Roger Dorsinville, qui laisse une riche bibliographie dont ‘Toussaint Louverture ou la Vocation de la Liberté’ publié à Paris, chez Julliard (1965).
Roger Henec Dorsinville, mort en 1992, fut un proche collaborateur du président Estimé.
Il participa aussi à la campagne électorale de François Duvalier en 1957, mais s’éloigna vite de celui-ci.
‘La Classe’ …
Entrée en scène aussi (on est toujours dans le bouillonnement des idées – d’autres disent idéaux - de 1946) d’un néologisme : ‘la Classe’, autre synonyme de Pouvoir Noir, à laquelle adhérera, plus près de nous, l’ex-président Leslie François Manigat, mort en juin dernier.
Cependant il faut relever les exceptions qui ne confirment pas nécessairement la règle.
Ainsi le plus grand intellectuel haïtien, y compris pour les adeptes du même Noirisme, demeure Anténor Firmin, l’auteur de ‘De l’Egalité des Races Humaines’. Or ce dernier était un membre du camp Libéral de Boyer Bazelais, dont le slogan ‘Le pouvoir aux plus capables’ est réclamé par les successeurs de … Pétion et Boyer.
Le Noirisme vivra ses beaux jours avec l’arrivée au pouvoir du premier président noir depuis la fin de l’Occupation américaine (1915-1934), Dumarsais Estimé.
Celui-ci sera promptement renversé avant la fin de son mandat par l’Armée, garde-chiourme laissé sur place par l’Occupant américain.
Noirisme = Nazisme ! …
Cependant arrive au pouvoir en 1957 François Duvalier, pour se déclarer le champion, et même le vengeur de la cause Noiriste.
Pendant les trente ans de pouvoir des Duvalier (1957-1986), qui laisse un bilan de violations des droits humains parmi les plus terribles de toute l’Histoire d’Haïti qui ne fut déjà pas des plus tendres (les organisations de droits humains parle de 30 mille morts), cette querelle (Pétion versus Dessalines et vice versa) a été mise sous le boisseau. Par gêne de la part des Noiristes. Noirisme = Nazisme !
Et pourtant ! Oui, durant le même règne des Duvalier, la minorité claire, poursuivie cruellement dans un premier temps par la dictature - d’abord ouvertement fasciste, allait revenir en état de grâce sous le fils, Jean Claude Duvalier dit Bébé Doc (décédé le 4 octobre dernier, à Port-au-Prince, à l’âge de 63 ans).
Noirisme avec de plus en plus un petit n ! …
On se souvient du Carnaval des fleurs des années 1970 où chars allégoriques et musicaux étaient parés des plus splendides beautés du pays, mais exceptionnellement toutes de teint très clair ; idem les tribunes dressées au Champ-de-Mars, tandis que les familles du peuple étaient refoulées en arrière du spectacle.
Cela sous un régime prétendument noiriste (mais avec de plus en plus un petit n !).
Ce sont là des moments d’exception, des à-côtés de l’Histoire, qui justement ne figurent pas dans l’Histoire Officielle.
Comme encore la première jeune fille noire élue reine de beauté sous le président Estimé, et qui fut assaillie le soir de son couronnement par des compétitrices au teint moins foncé et leurs familles. Comme si elle leur avait volé une couronne qui leur revenait de droit … divin. (lire ‘Red & Black in Haiti’, de Matthew J. Smith).
Tandis que, à la même époque, tout l’accent est mis sur le double meurtre Viau – Rémy, qui reste une tâche sur le gouvernement Estimé accusé de discrimination flagrante par ses adversaires.
En 1948, Gérard Viau, un jeune mulâtre tua un fonctionnaire du gouvernement Estimé, Jean Rémy, pour une affaire de bourse d’études.
Quelques jours plus tard, Viau fut lynché par une foule de partisans du pouvoir.
A qui le crime profite ? …
Ainsi ce samedi (17 octobre 2014), la manifestation de l’opposition voulait monter coûte que coûte à Pétionville pour aller rappeler aux ‘pitit Petyon’ le bon souvenir de Dessalines, dont c’était le 208e anniversaire de l’assassinat.
Or s’il devait y avoir un affrontement aujourd’hui entre les deux camps, faudrait pas s’étonner que les plus nombreux dans le camp des Pétionvillois soient des fils des Noiristes de 1946 et de 1957.
Comme quoi c’est Acaau qui a raison : ‘un mulâtre pauvre est un Noir, un noir riche est un Mulâtre.’
Jean-Jacques Acaau, révolutionnaire haïtien du 19e siècle, et un des premiers défenseurs de la paysannerie contre la minorité possédante.
Mais à propos de la logique : toujours cherchez à qui le crime profite ? A Saint Domingue, la division entre Toussaint et Rigaud avait été allumée par le représentant de la métropole coloniale, le gouverneur Hédouville.
Et aujourd’hui, à qui profite la bataille entre les fils de Dessalines et de Pétion ?
Surtout quand les uns comme les autres n’ont à offrir que leur totale impuissance face aux problèmes réels du pays !
Marcus - Haïti en Marche, 17 Octobre 2014