CHRONIQUE
Exterminate all the Brutes de Raoul Peck
Aux sources de la haine raciale
Une Chronique signee : CHANTAL GUY
Parue dans le qotidien La Presse au Canada
Quand j’ai commencé à m’intéresser à l’histoire d’Haïti, une colère sourde est née en même temps, qui ne s’est pas estompée à ce jour. Je visitais le Musée du Panthéon national haïtien à Port-au-Prince, découvrant l’extermination des peuples autochtones de l’île, rapidement remplacés par les esclaves capturés en Afrique, les conditions de vie atroces, les chaînes, la révolte, Toussaint Louverture, la bataille pour la liberté et la dignité humaine, la cuisante défaite de Napoléon qui a voulu rétablir l’esclavage, l’indépendance d’Haïti en 1804…
Pourquoi m’avait-on appris l’histoire des révolutions américaine et française, mais pas celle qui a mené à la première République noire des Amériques ? Poser la question, c’est y répondre.
La révolution haïtienne, que le cinéaste Raoul Peck estime être la seule à avoir passé le test des prétentions universalistes des deux autres révolutions que l’on célèbre, a été systématiquement minimisée, voire gommée des livres d’histoire en Occident, nous privant encore aujourd’hui de la compréhension du monde dans lequel nous vivons. Elle ne cadre tout simplement pas dans la narration que les dominants ont construite et Haïti continue de payer le prix fort pour cette audace qu’on devrait célébrer.
Et c’est cette narration que s’applique à déconstruire Raoul Peck dans la formidable série documentaire de HBO Exterminate all the Brutes, qui vient d’arriver sur Crave.
Le cinéaste globe-trotter, qui a vécu notamment en Haïti, en République démocratique du Congo, aux États-Unis et en Allemagne, ratisse large et sur plusieurs siècles pour nous offrir en quatre épisodes une histoire qu’on refuse de se raconter, et qui remonte aux sources de la pensée suprémaciste blanche.
Car comment est née cette idée tordue et malade qu’il existait des races supérieures et inférieures, idée qui ne tient pas la route sur le plan scientifique, mais qui ouvre la porte aux pires exactions contre les êtres humains ? Comment comprendre l’histoire des États-Unis, si on oublie qu’elle s’est forgée sur le génocide des Premières Nations et l’esclavage des Africains ? Comment expliquer la domination qu’a exercée l’Europe sur le monde, si on fait fi de la colonisation et de l’exploitation imposées par la force dans tant de pays auxquels on a cru apporter les bienfaits d’une prétendue « civilisation » ? Encore aujourd’hui, nous pensons en termes de civilisés et de barbares, d’où le bien-fondé d’une série comme Exterminate All the Brutes.
Raoul Peck, certainement l’un des cinéastes les plus engagés de notre époque, a connu une renommée internationale assez tardive lorsque son extraordinaire documentaire I Am Not Your Negro, inspiré des écrits de James Baldwin, a été finaliste aux Oscars en 2017. Je l’avais rencontré à Montréal pour la sortie du film Le jeune Karl Marx, dans lequel il voulait rappeler au monde la pertinence de la pensée de Marx et Engels, qui ont écrit le Manifeste du Parti communiste alors qu’ils étaient dans la jeune vingtaine. « On prétend connaître notre histoire, m’avait-il dit. Mais en fait, on baigne dans l’ignorance, la propagande et la déformation. Je voulais faire un film de cinéma, mais aussi un film utile, qui permet de susciter des discussions politiques, que les jeunes puissent aller voir, que les professeurs puissent montrer. »
C’est exactement ce qu’est Exterminate all the Brutes, qui pourrait bien être pour la colonisation et l’impérialisme ce que Nuit et brouillard d’Alain Resnais a été pour l’horreur nazie.
Peck a expliqué dans plusieurs entrevues que la barre était haute après I Am Not Your Negro. Il a constaté avec agacement que les questions soulevées par Baldwin ne semblaient appartenir qu’à la réalité étatsunienne pour certains publics non américains,
alors qu’elles s’adressent à tous. La chaîne HBO a donné carte blanche au réalisateur pour ce projet qui mêle l’histoire, la réflexion personnelle, des images d’archives et du cinéma hollywoodien qui a colonisé les esprits, des scènes d’animation et des reconstitutions historiques où le comédien Josh Hartnett joue l’homme blanc générique qui commet des atrocités en se protégeant mentalement par les validations religieuses, pseudoscientifiques et idéologiques construites sur des siècles pour asservir ses semblables.
Mais le prix à payer n’est rien de moins que l’annihilation de sa propre humanité, car le titre de la série est tiré de paroles prononcées par Kurtz, sombre personnage devenu fou dans l’enfer colonial du Congo dans le célèbre Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad. Peck s’appuie aussi sur les œuvres d’amis intellectuels qu’il désigne comme des coauteurs de son documentaire, parce qu’ils lui ont permis de penser en dehors de l’histoire officielle : l’historien suédois Sven Lindqvist, qui a justement écrit Exterminate All the Brutes, où l’on remonte à la source des génocides, l’historienne américaine Roxanne Dunbar-Ortiz, auteure d’An Indigenous People’s History of the United States, et l’anthropologue haïtien Michel-Rolph Trouillot, auteur de Silencing the Past – Power and the Production of History.
Avec ces trois auteurs, Raoul Peck peut renverser les mythes tenaces, comme celui de la « découverte » de l’Amérique par Colomb ou d’un continent vierge et sans peuples comme le continent américain où 90 % de la population qui y vivait a été décimée avec l’arrivée des colonisateurs, alimentant par la bande un autre mythe, celui des États-Unis comme pays d’immigrants, alors qu’il était déjà occupé, et que les droits des Premières Nations et des Noirs y ont été bafoués.
Raoul Peck se met aussi en scène dans son documentaire, en tant qu’immigré venu d’un shithole country, comme l’a dit un certain président américain, et pour qui « la neutralité n’est pas une option ».
En fait, ayant vécu aux quatre coins du monde, il s’interroge sur son identité dans cette histoire qui continue de s’écrire avec du sang. « La connaissance est le pouvoir, mais l’Histoire est le fruit du pouvoir », dit-il.
Cette forme hybride de documentaire donne un résultat à la hauteur d’un sujet si vaste et si profond qu’on ne le voit plus, ou si douloureux qu’on ne veut pas le voir. En fait, c’est un pamphlet, et en filmant les camps vides à Auschwitz où des millions de Juifs ont été exterminés ou en rappelant le génocide rwandais, Raoul Peck dit que le problème n’est pas le manque de connaissance, mais plutôt que personne ne veut admettre ce que tout le monde sait.
On n’a pas pu me confirmer si la série serait bientôt offerte en français chez nous, mais on l’espère vivement, car Exterminate All the Brutes appartient à ces œuvres qui doivent circuler et rejoindre le plus grand nombre. Parce que c’est tout simplement l’histoire de l’humanité montrée sans fard.
Exterminate all the Brutes, sur HBO.