RATIFICATION D’UN PREMIER MINISTRE, VOTE POLITIQUE OUET VOTE TECHNIQUE
La ratification du choix d’un Premier Ministre comporte deux (2) volet ; l’une est technique et l’autre est éminemment politique. Le Parlement haïtien l’a démontré en maintes fois d’abord par le rejet par le Sénat du choix de Me Bernard Gousse et la ratification de l’ancien Premier Ministre Gary Conille. Ces deux exemples constituent la manifestation la plus évidente de cette affirmation.
En effet, l’analyse des dossiers d’un Premier Ministre désigné, qualifié de technique, a pour seule vertu de renseigner l’Assemblée sur l’éligibilité du concerné pour le poste retenu, eu égard à l’article 157 de la Constitution de 1987. Une fois cette étape franchie, l’Assemblée se trouve en demeure de considérer le dossier sous une base rationnelle. Elle doit, pour ce faire, s’assurer que le Premier Ministre désigné détient les compétences nécessaires qui l’habilitent à superviser la conduite de la politique de la nation. De la sorte, l’Assemblée doit user de ses pouvoirs qui, en l’espèce, constituent une prérogative dévolue par la Constitution pour rejeter ou accepter les conclusions contenues dans le rapport établi par le Commission chargée d’étudier le dossier du Premier Ministre désigné.
Il est utile de souligner que le travail de cette Commission spéciale est le même que celui effectué par le Conseil électoral pour autoriser la participation d’un candidat à une compétition électorale. A ce titre, les conclusions du Conseil électoral comme celles de la Commission spéciale informent si tel candidat répond ou non aux conditions exigées par les normes régissant la matière pour accéder au poste. Cette démarche est seulement une condition pour l’obtention du vote qui dépend exclusivement de l’Assemblée des votants. Celle-ci se réfère à d’autres critères et exigences pour justifier sa décision d’élire ou non le candidat.
En ce qui concerne le Sénat de République, la Commission spéciale mandatée pour analyser le dossier du Premier Ministre désigné a fait le travail qui lui a été confié. Aussi, revient-il maintenant à l’Assemblée de faire le sien.


Il est fondamental, à cette phase, que le candidat fasse la démonstration, notamment par devant la conférence des Présidents etou des commissions relatives aux fonctions régaliennes de la République de sa capacité à répondre aux revendications légitimes de la population et à affronter les grands défis qui bouleversent la société. Il devra convaincre les élus qu’il a une vision stratégique des différents secteurs de la vie nationale, qu’il a une maitrise des dossiers et qu’il est à même d’impulser les actions pouvant conduire le pays sur la voie de la modernité.
Le choix clairement exprimé par le peuple haïtien du régime démocratique passe par la consécration du principe de la séparation des pouvoirs. Ainsi, légiférer, représenter les votants et contrôler les actions du Gouvernement constituent les trois rôles essentiels du pouvoir législatif. Ce pouvoir de contrôle assigné par la Constitution, loin de viser simplement l’action du Gouvernement selon une approche sectorielle, doit être étendu à tous les aspects des politiques publiques, notamment à leur efficacité et leur diversité.
Force est de reconnaitre que la tache n’a pas été facile pour le Parlement au cours des dix derniers mois. Plusieurs faits encore d’actualité réclament une délibération du Parlement et commandent des explications du Gouvernement démissionnaire avant même de se positionner quant au choix de Monsieur Laurent Lamothe comme nouveau Premier Ministre. Enumérons certains faits :
Le programme d’éducation gratuite du Président. Ce programme se déroule dans la plus grande opacité. Le Parlement est tenu dans l’ignorance totale des conditions de mise en œuvre de ce programme qui, non seulement, est une exigence constitutionnelle, mais encore intéresse toute la nation. Depuis le mois de juin 2011, des ressources sont encaissées au titre d’un Fonds dénommé Fonds National de l’Education (FNE). Deux organismes publics sont impliqués. Il s’agit de la Banque de la République d’Haïti (BRH) et du Conseil National des Télécommunications (CONATEL). Pourtant, aucune loi, à date, n’a institué ce FNE appelé selon le Président de la République à financer ce programme.





Au cours de plusieurs déclarations publiques, les responsables des deux organismes précités et chargés de collecter les ressources du FNE soutiennent que les fonds perçus sont gelés dans leurs comptes respectifs à la BRH. Pourtant, aucune explication n’a été donnée, par les autorités gouvernementales quant à l’origine des fonds utilisés, pour financer le programme, l’enveloppe allouée, les mécanismes de contrôle prévus et le statut des responsables chargés de sa mise en œuvre.
Par rapport à cette même question, des documents reçus du CONATEL renseignent que le Directeur Général de cette institution, de sa seule autorité, a négocié et signé un contrat de gré à gré, avec une firme de surveillance d’un montant de 175 000 dollars américains par mois. La législation applicable exige le recours à la concurrence pour tout marché public dont le montant est supérieur à trois millions (3,000,000.00) de Gourdes.
Les contrats de travaux octroyés à des firmes dominicaines. Les informations, relayées dans la presse nationale et internationale, autour de certains contrats pour des travaux d’infrastructures, octroyés à des Firmes dominicaines, préoccupent l’opinion publique nationale. Deux faits majeurs retiennent l’attention :

1. Un rapport préliminaire dressé par une Commission diligentée par l’ancien Premier Ministre Gary Conille soutient que ces contrats de marchés publics, conclus de gré à gré, n’ont pas respecté les procédures et renferment des faiblesses et irrégularités graves. Le rapport en question, pour une raison ou pour une autre, a fait l’objet de grands débats à travers les média traditionnels et sur le web.

2. La presse dominicaine relayée par la presse nationale et internationale a rapporté que des fonds importants à titre de pots de vins auraient été versés à de hautes personnalités politiques haïtiennes à la suite de ces contrats.

De telles dénonciations, si elles ne sont pas abordées et traitées avec sérénité et sens de responsabilité, au plus haut sommet de l’Etat, risquent, non seulement, d’hypothéquer les chances du Gouvernement d’avoir accès directement aux fonds alloués à Haïti par ses principaux bailleurs, mais encore d’hypothéquer la chance du pays de pouvoir attirer les investissements directs en provenance de l’étranger nécessaires à son développement.



Certes, les avantages fiscaux et douaniers sont importants et indispensables pour attirer des investisseurs, mais ces derniers veulent aussi la garantie qu’ils vont investir leur argent dans un pays où les principes de droits et de bonne gouvernance (transparence, équité, égalité) sont garantis dans l’octroi des marchés publics et les transactions commerciales.
Autres dossiers urgents
Avant de franchir l’étape de la ratification du Premier Ministre désigné, ne serait-il pas nécessaire de considérer d’autres dossiers, tels :
• Contrat de réhabilitation de l’Aéroport international de Port-au-Prince ;
• Présence à travers les rues de la capitale et dans certaines villes du pays de groupes armés se réclamant des militaires démobilisés ;
• Contrôle sur les fonds décaissés à l’occasion de plusieurs événements (Fêtes de fin d’année, Carnaval, rara, etc.) ;
• Utilisation des Fonds Petrocaribe pour couvrir des dépenses courantes ;
• Accords de coopération signés avec les autorités de la République Dominicaine à l’ occasion de la dernière visite du Président Martelly dans ce pays ;
• Position du Premier Ministre désigné en ce qui a trait au Projet de loi de Finances déposé à la Chambre des députés le 23 février passé par le Ministre des Finances ;
• Politiques relatives à l’Investissement, fer de lance de la vision du gouvernement ;
• Elections des collectivités et le renouvellement du tiers du Sénat ;
• L’installation du Conseil supérieur de la magistrature (CSPJ).

Jusqu’à présent, toutes les démarches initiées par le Sénat de la République dans le sens de l’exercice de ses prérogatives constitutionnelles de contrôle des dépenses budgétaires se sont heurtées soit au silence des Ministres, soit à leur refus pur et simple de collaborer. Les correspondances adressées à cette fin demeurent sans réponse.
Faut-il rappeler que le plein exercice, par le Parlement de ses prérogatives constitutionnelles en matière de contrôle des dépenses publiques, comme signe de bonne gouvernance économique est fondamental et indispensable pour la restauration de la crédibilité du Gouvernement auprès des bailleurs !


La mauvaise gestion des finances publiques et la faiblesse dans l’exercice du pouvoir de contrôle du Parlement sont constamment évoquées par les bailleurs pour justifier leur choix de faire passer les fonds destinés à Haïti par le canal des ONG.
Les différentes visites effectuées au Parlement ces derniers temps par des Collègues parlementaires venus des pays considérés comme les principaux bailleurs d’Haïti ont clairement mis en évidence ce manque de crédibilité dont souffre Haïti auprès de ses principaux partenaires financiers.
Aucun changement d’attitude, de la part des bailleurs, n’est à espérer si un signal clair n’est donné quant au respect par l’Exécutif de la prérogative constitutionnelle du Parlement d’exercer son pouvoir de contrôle des dépenses publiques et par voie de conséquence celui de l’action gouvernementale. Le dernier rapport de mission conduite par la Public Expenditure and Financial Accountability (PEFA) en juillet dernier n’a pas été tendre envers le Gouvernement sur ce point.
Monsieur Laurent Lamothe, Ministre des Affaires étrangères et des Cultes du Gouvernement démissionnaire, désigné pour être le prochain Premier Ministre est le mieux placé pour apporter les réponses appropriées aux préoccupations des sénateurs quant aux faits mentionnés plus haut.
L’idée d’une telle initiative n’est nullement de barrer la route au Premier Ministre désigné, qui selon toute évidence, jouit d’une certaine sympathie au Parlement, ou de paver la voie à quelqu’un d’autre, loin de là ! Le Parlement se doit d’établir une passerelle de communication pour dialogue, discuter avec le Premier Ministre désigné, et dégager, enfin de compte, un consensus autour d’un programme gouvernemental crédible apte à soulager la misère qui ronge nos concitoyens.
Cette initiative vise également à proposer à l’Assemblée parlementaire une façon pour arriver, avec le Premier Ministre désigné, à un inventaire des défis pressants à relever, des dossiers urgents à traiter dans l’intérêt de la paix, de la sécurité et de la stabilité politique. En retour, le Parlement s’engagera à lui donner les moyens (budget, lois, ratifications des nominations et accords) dont il aura besoin pour s’acquitter de ses responsabilités.
Certes, la situation est délicate. L’impression générale tend vers l’urgence. Partout on annonce qu’il faut un Gouvernement pour conduire la politique de la nation et le plutôt possible. En revanche, le Parlement doit faire son travail dans la sérénité, prendre le temps d’investir sa confiance dans un nouveau Premier Ministre. Ce dernier doit lui faire la preuve d’une maîtrise de la situation et la démonstration de sa capacité à relever les défis auxquels le pays est confronté.


Les discours relayés en boucle dans l’opinion publique sous-tendant que le Président et le Gouvernement travaillent pour soulager la misère du Peuple et que les Parlementaires, avec leurs enquêtes interminables constituent un facteur de blocage ainsi que le recours à la manipulation sont néfastes pour le processus démocratique particulièrement l’équilibre des pouvoirs.

Tel qu’évoqué plus haut, le Pouvoir exécutif a ses prérogatives autant que le Parlement a les siennes, ce dernier ne saurait être l’obstacle. Les parlementaires sont des délégués, qui, au nom du principe démocratique, ont une attribution de représentation des mandants dans leur département et circonscription respectifs. Ils ont le rôle de contrôle de l’exécutif et deviennent co-dépositaire de la souveraineté nationale. En l’occurrence, les parlementaires se doivent, et ils le reconnaissent, de permettre au premier ministre désigné d’œuvrer en vue de l’atterrissage, de la mise en ouvre du Programme de gouvernement sur lequel le président de la République avait fait campagne. Comme preuve de l’acceptation et du respect des prérogatives du pouvoir exécutif à noter, entre autres, la ratification de l’ancien Premier Ministre Conille, la latitude laissée au président de la République de former un gouvernement avec une forte majorité de membres de son entourage alors qu’il ne détient pas de majorité au Parlement (3 députés Repons peyzan à la Chambre des députés).

A juste titre, le Parlement doit anticiper pour garantir la stabilité du pays sur le court, moyen et long terme. Aussi, est-il concerné et préoccupé par la situation de misère qui sévit dans le pays. Il doit toujours jouer son rôle constitutionnel de contre pouvoir indispensable dans un authentique Etat de droit caractéristique des régimes démocratiques.
Maintenant, il appartient l’Exécutif de donner le ton et de sensibiliser la population quant au rôle sacro-saint du Parlement dans le dispositif d’instauration de l’Etat de droit prescrit par la Constitution de 1987 et qui constitue l’un des principaux engagements électoraux du Président Martelly.
Cette démocratie, que nous rêvons tous, est à ce prix.

Jocelerme Privert
Sénateur de la République
Président de la Commission Economie et Finances du Sénat