Les enfants perdus d’Haïti
MIAMI, 24 Juillet – On apprend qu’une intervention de la police dans la capitale haïtienne pour disperser une activité très courue par la jeunesse pendant l’été et baptisée ‘Car Wash’ a fait un mort. C’est on ne peut plus triste et révoltant quand on ne voit pas pourquoi utiliser des armes meurtrières dans un cas aussi bénin.
Mais quand on va regarder ce qu’il y a derrière ces activités soi-disant distrayantes, on découvre un gouffre de misère morale et de vide existentiel. Ce sont des jeunes qui s’aspergent réciproquement d’eau en se déhanchant sur une musique soi-disant à la mode et baptisée ‘Rabòday’ (qui est déjà un usage abusif de l’appellation d’un vieux rythme dans le monde rural). Et tout cela en pleine rue au centre-ville de la capitale haïtienne. Ils étaient plusieurs centaines le dimanche 19 juillet écoulé quand intervint la police. D’ailleurs celle-ci pour se défendre, dit avoir été reçue à coups de feu sur les lieux. De plus l’activité venait d’être interdite précédemment par la justice, non seulement parce que contrevenant avec les dispositions prises pour combattre l’épidémie de Coronavirus (dernier bilan en Haïti : 154 morts) mais aussi, selon le commissaire du gouvernement de Port-au-Prince, pour son ‘immoralité.’
Toute la chose insinue en effet une sorte de bordel à ciel ouvert avec des filles qui se déhanchent de manière non pas sexy mais sexuelle, lascive.
Mais au-delà de la morale, ce qui choque le plus c’est le désoeuvrement mortel de cette jeunesse et apparemment son insensibilité d’abord aux problèmes qui affectent cruellement en premier lieu ses compatriotes.
Haïti souffre moins du Covid-19, où les dégâts sont jusqu’à présent et proportionnellement moindres qu’ailleurs et contrairement à ce que l’on pouvait craindre vu la faiblesse proverbiale du pays en services médicaux et sanitaires, mais pour le reste tous les voyants sont au rouge : insuffisance alimentaire aigue, maladies contagieuses, espérance de vie etc. En tout et partout nous sommes bons derniers.
Aussi certains diront : c’est de désespoir que cette jeunesse se conduit ainsi. Puisqu’il en est ainsi, vivons notre vie comme on peut, comme on veut, suivant le dicton : deux jours à vivre, après quoi c’est la mort ! etc.
Et après ?
Donc un pays qui se condamnerait lui-même à la disparition puisque Haïti est une population jeune à près de 80 pour cent.
C’est donc une jeunesse qui n’a aucune idée de sa mission.
C’est donc aussi une société qui ne fait rien pour inculquer à sa jeunesse la mission qui lui incombe.
Alors que dans des pays bien mieux lotis comme aux Etats-Unis et en Europe occidentale, on assiste en ce moment même à des sortes de soulèvements comme le ‘Black Lives Matter’ (La Vie des Noirs compte aussi ) qui depuis la ville américaine de Minneapolis (où un citoyen Afro-américain a été étouffé en pleine rue par un policier blanc) ont culminé brusquement sous divers autres cieux, même où l’on ne s’y attendrait pas (comme en Allemagne, pays qui n’a pas eu de colonies africaines), alors que en Haïti, pays qui a été le berceau de l’indépendance de la race africaine (la première république noire du monde), non seulement on s’en fiche mais on se défoule vulgairement dans le ‘Car Wash.’
C’est donc qu’il y a, comme on dit, un défaut.
Et celui-ci ne peut se trouver que dans les institutions.
En premier lieu, l’école.
Si on déplore le niveau général de l’enseignement qui n’avait jamais été probablement aussi bas, qu’en est-il de l’enseignement moral, de l’instruction civique ?
Cela existe-il encore ?
Or comment former de vrais citoyens sans ?
La rentrée a lieu cette année avec retard (fixée au 10 août prochain) mais ce n’est pas seulement à cause de l’épidémie du coronavirus que parce que l’école, même au niveau du primaire, est utilisée ouvertement comme arme dans les crises sans fin qui jalonnent la bataille pour le pouvoir politique, mais aussi par les enseignants eux-mêmes pour défendre leur propre cause. Et pour un oui ou un non.
Toutefois aujourd’hui l’école ne vient même pas en second lieu au niveau des institutions qui influencent la jeunesse du pays.
Ce sont plutôt les moyens de communication : médias, radios, groupes musicaux, réseaux sociaux etc.
Or on dirait que ceux-ci n’ont aucune conscience non plus de leur rôle social. Ce sont des ‘DJ’ qui animent les ‘Car Wash’, et plus la musique est vulgaire, plus cela marche ; les stations de radios bâtissent elles aussi leur réputation là-dessus et les réseaux sociaux répercutent les images les plus choquantes.
Enfin les commerces en boissons gazeuses si ce n’est en stupéfiants, en profitent aussi.
Bref toute une société, tout un monde qui disparaitrait à vue d’œil. Comme dans le tableau de Brueghel l’Ancien, ‘Combat de Carnaval’ (1559).
Une descente en enfer.
Il a fallu le scandale du Code pénal que vient de publier sous sa signature le chef de l’Etat, Mr Jovenel Moïse, habilitant la majorité sexuelle à 15 ans (donc tout à fait dans la mode ‘Car Wash party’), pour faire pousser un holà aux cultes religieux et entrainer en même temps l’interdiction de ce spectacle trop licencieux.
Donc avant de tomber sur ces jeunes fêtards inconscients à coups d’armes (à feu) comme a fait la police nationale le 19 juillet dernier, il faudrait commencer par rappeler toutes nos institutions à leur devoir envers la société.
Les licences radio qui ont été distribuées si anarchiquement que conséquence normale, on n’a plus besoin aujourd’hui de ladite licence pour avoir sa station de radio, ou même pour en avoir une dans chaque ville importante du pays.
Il suffit pour se justifier, de titiller la bête qui sommeille en chacun de nous.
Les airs à la mode, diffusés sans discernement, et qui flattent au plus bas de la nature humaine.
Et qui attrapent nos enfants, filles et garçons, à la sortie même de l’école.
Les réseaux sociaux, on n’y peut grand-chose puisque Haïti n’a aucune intervention ni technique ni légale dans ce domaine, que compter sur le niveau de ceux-là eux-mêmes qui administrent les sites principaux.
Evidemment nous ne pouvons nier que les écoles et surtout les religions (toutes confessions confondues) font de leur mieux pour ne pas laisser la barque couler totalement … mais sont-elles suffisamment épaulées ?
En tout cas nullement du côté de l’Etat.
Un pouvoir en place qui, ce n’est plus un secret, ne se considère aucune responsabilité voire de mission au-delà du simple matérialisme, des espèces sonnantes et trébuchantes.
Seul son maintien au pouvoir, et partant sa disposition de la caisse publique, qui importe.
Ce n’est certes pas le premier (pouvoir) du genre mais c’est celui qui nous montre le plus que nous avons atteint, à ce niveau, le fond du gouffre.
Non, nous penserions plutôt et surtout aux instances qui jouent aujourd’hui le rôle de conscience morale du pays.
Ce sont les organisations dites citoyennes, les organisations non gouvernementales, les organisations de défense des droits humains etc.
Certaines d’entre elles font un travail titanesque, comme celles dénonçant les massacres de populations qui sinon passeraient totalement inaperçus puisque non seulement n’intéressant pas les institutions officielles (justice, police, bref l’Etat qui se dit régalien !) mais c’est quand ce dernier n’est pas partie prenante lui-même dans ces massacres comme documenté dans maints rapports, y compris par des organisations internationales elles aussi mais sans davantage de justice rendue …
Cependant en acceptant de jouer le rôle de conscience de la nation, ces ONG - comme on les appelle, n’acceptent-elles pas également la responsabilité, la mission de maintenir en éveil chez le citoyen, et en particulier dans la jeunesse, la même conscience, le même sentiment d’une responsabilité envers son pays, bref la conscience d’une certaine mission si ce n’est une mission certaine.
C’est beaucoup demander. Mais sinon c’est opérer dans le vide. ‘Lave men siye atè’.
Comme on le voit déjà aujourd’hui. Avec un pouvoir totalement indifférent, sourd et aveugle sauf pour rester éternellement aux commandes. Et un international totalement … complice.
Comme dit le créole, c’est un ‘dyòb sèkèy’, mais autrement aussi, toutes ces organisations-là, quelle que soit leur engagement sur le terrain, seraient en train de perdre leur temps. Car comme l’avait vu déjà Rabelais (au 15e siècle) : ‘Science sans conscience … n’est que ruine de l’âme.’
Marcus - Haïti en Marche, 24 Juillet 2020