1957-2020 : perpétuel recommencement ou dernier épisode ?

PORT-AU-PRINCE, 20 Novembre – Et voici mis en place aujourd’hui tous les éléments qui ont constitué la crise politique de 1957, celle qui va déboucher sur la dictature à vie des Duvalier, trente ans ou presque d’un pouvoir sans partage avec un bilan de dizaines de milliers de morts.
D’abord ce vendredi 20 novembre 2020 sans raison aucune les rues de la capitale haïtienne ont été à nouveau la proie des flammes : des véhicules transformés soudain en torches aux flammes visibles plusieurs lieux à la ronde et dans les avenues les plus fréquentées. Dans le tohubohu qui s’ensuit on apprend que ce sont les ‘Fantom 509’ qui ont refait leur apparition. Comme lors de leurs prestations précédentes, il s’agit de quelques dizaines d’individus, masqués pour la plupart, lourdement armés et qui parcourent les rues, jetant la panique tandis que tous les véhicules immatriculés service de l’Etat se trouvant sur leur chemin, sont passés immanquablement par les flammes.
Pendant ce temps les pouvoirs publics laissent l’impression d’être totalement désarmés devant ce phénomène peu commun parce que le ‘Fantom 509’ ce n’est pas une émanation de l’opposition proprement dite mais c’est un produit du système étatique. C’est une branche dissidente de la Police nationale d’Haïti (ou PNH) mais contre laquelle cette dernière ne peut rien apparemment. Les membres du groupe n’ont pas été bannis. Ils ont toujours leur poste au sein de la PNH.
En effet, alors que votre maison ou votre entreprise dans la même situation pourrait disparaitre dans les flammes car les sapeurs-pompiers n’ont jamais d’eau quand ce n’est de gazoline pour répondre à un appel, eh bien vendredi ils suivaient pratiquement à la trace les ‘Fantom’ pour rapidement intervenir et éteindre les véhicules incendiés.
Cela vous rappelle quoi ?
Rien ?
Rien parce qu’on dit que les Haïtiens ne vivent pas vieux (moyenne d’âge 30-45 ans) et donc peu d’entre nous qui ont connu la crise politique de 1957 mettant aux prises des candidats dont l’Histoire a retenu au moins les noms des principaux : François Duvalier, Louis Déjoie et Daniel Fignolé.
(Un quatrième, Clément Jumelle, ex-ministre de l’économie sous le gouvernement précédent du Général Magloire, n’a pas autant marqué son époque).
Mais en 1957 on les aurait cités plutôt dans l’autre sens : Daniel Fignolé, Louis Déjoie et en dernier lieu François Duvalier.
Pourquoi ? Parce que le Dr. Duvalier avait apparemment le moins de chances de l’emporter.
D’abord face à un personnage charismatique comme le Professeur Daniel Fignolé. Surnommé l’idole des masses, celui-ci était le candidat de toutes les formations syndicales ainsi que de la jeunesse universitaire.
Son mouvement s’appelait ‘le Rouleau’ (appellation officielle, MOP – Mouvement Ouvriers Paysans) et ce n’était pas sans raison. Parti du Bel Air où était sa base, d’un claquement des doigts du candidat, le ‘Rouleau’ envahissait Port-au-Prince et allait éventuellement détruire tout ce qui appartenait aux camps opposés. Comme il arrivera à Radio Caraïbes, supporter de Louis Déjoie, ou un autre jour à Radio Port-au-Prince qui faisait la propagande pour le candidat Duvalier jusque-là sans un grand écho. Etc.
Bref Daniel Fignolé était incontournable mais attendez la suite …


Louis Déjoie, ingénieur agronome, mulâtre et grand entrepreneur, ancien sénateur de la République, représentait lui l’autre versant de la puissance locale : l’économie, mais vu sa réputation de créateur d’emplois et d’avoir fait la promotion de denrées agricoles qui ont profité également au monde paysan comme celle du vétiver, lors entrant dans la fabrication de quelques un des parfums internationalement les plus fameux, sa réputation dépassait le niveau de sa caste même si la politique de couleur a été également présente dans la campagne électorale de 1957.
Surtout aux mains du troisième homme, le futur Papa Doc.

‘Doktè pyan an’ …

N’ayant ni le rouleau compresseur du Professeur (comme ses partisans appelaient Daniel Fignolé) qui pouvait fermer la capitale, y compris le quartier commercial, d’un simple geste comme un empereur romain ; ni l’aura du grand créateur d’emplois, doublé de l’appui à 150 pour 100 de la bourgeoisie d’affaires à l’époque totalement aux mains des mulâtres, sans oublier aussi le support du haut clergé catholique presque totalement d’origine étrangère, que pouvait alors Duvalier ? …
Une réputation d’avoir participé, en tant qu’ancien stagiaire médical aux Etats-Unis, à la campagne contre les méfaits en Haïti de la maladie du pian (‘maladie des os et de la peau, défigurante et débilitante’), cela n’alla pas bien loin avant que les foules ne commencent d’ailleurs à le dénommer ironiquement ‘Doktè pyan an’ …
Par contre l’image d’ancien ministre dans le gouvernement progressiste de feu le président Dumarsais Estimé (1946-1950) fut plus utile puisqu’elle lui amena beaucoup d’anciens compagnons du président qui a lancé les travaux d’irrigation de la Plaine de l’Artibonite faisant de la culture du riz une nouvelle richesse nationale, à côté du café, et qui construisit le Bicentenaire (à l’occasion des deux cents ans de la création de la capitale, Port-au-Prince) introduisant une nouvelle source de richesses nationales : le tourisme.

Mulâtresses ‘dyòl roze’ …

Cependant cela ne suffisait toujours pas pour assurer la victoire contre deux adversaires qui proposaient d’assouvir des besoins plus pragmatiques. Déjoie et son image imbattable de producteur de niveau national, encore plus populaire dans les départements du Sud (vétiver) que du Sud Est (café) ou encore du Plateau central …
Et Fignolé qui allait jusqu’à promettre aux masses qu’il les fera s’asseoir dans les mêmes salons que les mulâtresses ‘dyòl roze’ ou maquillées chez Dior !
Cependant ‘Docteur pyan’ avait son plan : et c’est faire sauter tout le système.
Depuis la chute du dernier gouvernement constitutionnel (décembre 1956), et la démission du général président Paul Eugène Magloire, commença une succession de gouvernements provisoires (ce que nous appelons aujourd’hui ‘gouvernement de transition’) mais dont aucun ne pouvait durer trois mois tellement la crise politique était ardente.
Tantôt l’un était sous l’obédience du candidat Déjoie, tantôt l’autre représentant une coalition mais qui ne dura elle non plus pas bien longtemps …

Abattus au Champ de Mars comme des lapins …

Soudain, boum, le principal support du système éclata.
Sécession au sein de l’Armée d’Haïti.
Le corps d’aviation sous les ordres du colonel Pierre Armand entra en rébellion contre le Grand quartier général dirigé par le général Léon Cantave.
Le conflit dégénéra. L’aviation militaire lança un ultimatum.
Celui-ci ayant échu, un avion décolla pour aller balancer une bombe sur les Casernes Dessalines.
L’engin ne fit pas de dégâts mais des candidats réunis sur place eurent la frousse de leur vie …
Parmi eux, François Duvalier.
Tandis aussi que deux jeunes officiers du camp opposé sont abattus au Champ de Mars comme des lapins, par les francs-tireurs du Bataillon d’élite du corps des Casernes.
C’est la panique générale.
On dit que c’est Duvalier qui eut cette idée. A savoir la seule façon de mettre fin aux hostilités, c’est de faire appel aux masses et cela passe par la nomination de Fignolé, leur idole, comme président provisoire.
On dit que Duvalier en vieux malin savait que Fignolé ne voudra plus ensuite sortir du palais …
L’idole des masses prêta le serment présidentiel.

Fignolé fut arrêté en plein conseil des ministres ...

En attendant, histoire de remettre de l’ordre dans les rangs, le général Cantave démissionna, tandis que les mutins du camp d’aviation partirent pour l’exil aux Etats-Unis (parmi eux le colonel Pierre Armand, le capitaine Franck Laraque etc). Sans savoir qu’ils y resteront près de trente ans. Jusqu’à la chute de la dictature Duvalier.
Cependant comme par magie, la situation politique se retourna du tout au tout. Le nouveau Haut état-major de l’Armée appartient à un tout autre évangile. Dehors les Déjoïstes, entrée d’une nouvelle classe plus proche des idées du futur Papa Doc. Appelez le noirisme ou estimisme … mais bientôt tous ne jureront que d’une seule épithète : le Duvaliérisme.
En effet, désormais tout va très vite. Le nouveau Commandant en chef a pour nom Général Anthonio Th. Kébreau.
Première occupation : se débarrasser du gêneur. Mais oui, le président provisoire Daniel Fignolé, avant qu’il y prenne goût !
Daniel Fignolé fut arrêté en plein conseil des ministres.
Placé avec son épouse sur une chaloupe, il est conduit au Môle Saint Nicolas, d’où un avion militaire haïtien le conduisit aux Etats-Unis.
Et d’un.
Le lendemain l’armée fit une intervention inoubliable dans les quartiers du Bel Air et de la Saline et massacra plusieurs centaines de ses partisans.
Ce fut la première manifestation d’un système diabolique qui allait régner ainsi, sur le sang du peuple. A tous les niveaux. Chacun son tour !
Tout de suite après, des élections truquées placèrent François Duvalier au pouvoir. Il y restera jusqu’à sa mort, quatorze ans plus tard (1971) mais pour être remplacé par son fils qui sera enfin chassé du pays après quinze ans de pouvoir absolu, sans partage, le 7 février 1986.

En ne cessant d’attiser le feu de la division, le divisez pour régner, comme aujourd’hui …

Le moins prédestiné apparemment à occuper le fauteuil bourré est non seulement celui qui y parviendra mais aussi qui l’occupera jusqu’à sa mort.
Comment ?
En utilisant les contradictions du milieu, direz-vous mais ce n’est pas tout : en ne cessant d’attiser le feu de la division, le divisez pour régner, comme aujourd’hui, comme en ce moment. Comme nous sommes en train de le vivre depuis la journée du 18 novembre écoulé.
Et non seulement la division mais aussi le goût du désordre, la propension à la violence, y compris sous ses formes les plus abjectes comme le viol et qui pis est.
Mais surtout, please, ne nous demandez pas qui est dans les circonstances actuelles l’équivalent du Daniel Fignolé et du François Duvalier ???
Débrouillez-vous. En tout cas, comme dit le proverbe : qui se ressemble s’assemble !
Il ne peut cependant vous échapper que, vu sous l’angle des événements de 1957 … à 1986, nous sommes déjà en si bon chemin : les débordements de ‘Fantom 509’ face à la Police nationale totalement désarmée en la circonstance, c’est l’éclatement de l’Armée d’Haïti en juillet 1957 ; tandis que le corps des Tontons Macoutes est déjà tout trouvé dans l’invincible fédération des gangs armés ‘G-9 et alliés et famille …’.
Avec la population, dans toutes ses composantes, totalement désemparée. Comme pendant les 29 ans du régime à vie.
Que vous faut-il de plus ?
Et qui a dit que l’Histoire est un perpétuel recommencement ?
Mais le plus important : qui est le nouveau ‘Docteur pyan’ ?

Marcus Garcia, 20 Novembre 2020, Haïti en Marche