Adieu Filo, camarade et modèle !

MIAMI, 31 Juillet – Très peu connaissent Antony Pascal, pourtant un joli nom, mais tous sans exception, aussi bien en Haïti qu’en diaspora, connaissent Konpè Filo, le journaliste le plus célèbre d’Haïti, et de tout temps. Comme dit l’américain ‘the one and only’, unique en son genre ; Konpè Filo : hier, aujourd’hui et demain !
Il était une fois un petit gars, sans nom ni bagages, débarqué un beau jour sur les ondes de Radio Haïti Inter, la radio que venait d’acquérir Jean Dominique, anciennement Radio Haïti de Ricardo Widmaier qui fut la radio la plus moderne d’Haïti dans les années 1940-1960 mais dont le propriétaire gagna un exil volontaire après l’avènement du dictateur François Duvalier dit Papa Doc.
Les fils du peuple, sauf avec un bagage intellectuel impressionnant, n’avaient pas accès sur les ondes en ce temps-là.
Mais le premier exemple fut un certain Marcus. Marcus qui ?
De son vrai nom Marc Aurèle Garcia. Grâce à une sorte de révolution musicale qui faisait appel particulièrement à la jeunesse : en France le ‘yéyé’, aux Etats-Unis le ‘twist’ et en Haïti … le mini-jazz, voici que le micro s’ouvrit aux jeunes.
De fil en aiguille, Baby Doc succéda à son ‘Papy’ en 1971, et sous pression des Etats-Unis s’ouvrit une période dite de ‘libéralisation’ dont le fer de lance fut une nouvelle presse, surnommée très vite mais pas sans hésitation : la presse ‘indépendante’.
Le même Marcus est aux côtés de Jean Dominique sur la ‘rebaptisée’ Radio Haïti Inter, cependant les rivalités politiques (pas entre eux deux, soulignons) mais à l’actif d’une opposition politique intérieure qui soudain se réveille, sortie on ne sait d’où, voici nos deux lascars se retrouvant assez vite dos à dos, Marcus devant partir naturellement mais pour trouver refuge sur une autre nouvelle station qui monte : Radio Métropole de Herby Widmaier, fils de Ricardo mentionné plus haut.
C’est la grande rivalité des années 1970 entre Haïti Inter et Métropole dont ceux et celles de cette génération gardent le souvenir d’une sorte de compétition à la Hollywood mais à coups d’éditoriaux qu’on dirait signés comme des films de Sergio Leone, tellement devait couler le sang, bref faire mal le plus possible à l’adversaire.
C’était une distraction majeure pour le tout Port-au-Prince – mais inconsciemment c’était aussi une façon de laisser souffler un peu la critique contre le pouvoir en place, bref on se querelle pour sa propre survie - qu’est-ce qu’il fallait pas inventer pour éviter d’être entrainé un matin à la prison mouroir de Fort-Dimanche comme notre jeune confrère Ezéchiel Abélard attrapé un matin dans l’escalier même de Radio Métropole et jamais revu depuis.

L’exil, quelques années plus tard, viendra mettre tout le monde d’accord …

Mais soudain un jeune garçon venu on ne sait d’où devait venir jouer un rôle de tampon entre les deux camps, une sorte de cupidon mais sans malignité ni parti pris, et cette sorte de négociateur né, tout sourire, c’est Konpè Filo.


D’où sortait-il ?
Peut-être que comme nous au début, il pensait que la radio n’était pas un métier assez honorable. Aussi laissa-t-il lui aussi de côté son beau nom de Anthony Pascal pour se faire appeler, de manière plus anonyme, mais aussi plus frappante, aujourd’hui on dirait plus médiatique : Konpè Filo. C’est le nom d’un personnage de Antigone, version créole de Félix Morisseau-Leroy car entretemps notre jeune premier aurait tâté de la scène probablement sous la direction du très connu Gérard Résil.
Jean Dominique a dû aimer aussi, lui aussi a dû ressentir quelque mal-être dans son patronyme de Jean Léopold Dominique qui faisait un peu trop grande bourgeoisie de Port-au-Prince, pour préférer se faire appeler, mais oui : Jando.
Entre les deux bretteurs Jando et Marcus, il y avait désormais Filo. Et cela permit à notre histoire de finir moins mal qu’on aurait pu craindre car l’exil, quelques années plus tard, viendra mettre tout le monde d’accord. Konpè Filo, sans que personne lui eut demandé, joua toujours à atténuer les conflits entre nos deux camps comme sans doute aussi ailleurs, faisant ressortir leur futilité et qu’on se laissait tout simplement tirer les ficelles comme des gamins. Parce que la réalité, c’était pas Hollywood ni le dernier film de Claude Chabrol qui faisait salle comble au nouveau cinéma Capitol, mais c’était encore le régime de fer et de sang, c’était ‘Fort Dimanche – Fort La Mort’ (livre-témoignage de Patrick Lemoine, un survivant de 6 ans de cachot), les cadavres sortis quotidiennement sur des brouettes et abondamment dispersés chaque nuit aux chiens sauvages dans les ‘bayahondes’ derrière la Bastille du régime dit à vie.
N’y a-t-il pas eu Gasner Raymond, journaliste au Petit Samedi Soir assassiné en plein jour par la police politique et son cadavre laissé en plein air à Braches, sur la route de Léogane (sud de Port-au-Prince, 1er juin 1976) pour servir de leçon !
Alors que tant d’autres bien entendu soufflaient sur le feu pour leurs propres intérêts (à en croire Dolores Dominique !), je suis persuadé que si Filo était resté auprès de Jando, celui-ci ne serait pas mort comme il a été. Assassiné par des mains inconnues (du moins c’est la thèse officielle) le 3 Avril 2000.

On s’assied tous ensemble, pour échanger, au coin du feu, oui la lumière des petites lampes (tèt gridap’) des marchandes de ‘grillot banane pesée’ qui servent de lampadaire dans les bidonvilles …

Maintenant venons-en au journaliste. Konpè Filo, mort le vendredi 31 juillet 2020, à l’âge de 67 ans, était-il un journaliste ? Même ça qu’il n’a jamais prétendu être.
Il était pourtant le plus aimé de la population dans ces années terribles dénommées ‘presse indépendante’ - 1972 à 1980, jusqu’au vendredi noir du 28 novembre 1980 quand toutes celles et tous ceux appartenant à cette tendance furent prestement arrêtés, emprisonnés et exilés. Et puis, et puis repos ! ‘Plum ne gouy.’ C’est du moins ce qu’espérait le gouvernement de Baby doc. Sans savoir que c’était pour lui le début de la fin !
Filo, contrairement à nous autres, ignorait tout de ce qu’on appelle le journal parlé, chez lui c’était une causerie.
Il arrive au micro pour ‘causer’. Avec le peuple. Le petit peuple. Et celui-ci aimait. Journal parlé, c’est bon pour la minorité instruite ; le vrai peuple lui, on s’assied tous ensemble, pour échanger, au coin du feu, oui la lumière des petites lampes (tèt gridap’) des marchandes de ‘grillot banane pesée’ qui servent de lampadaire dans les bidonvilles de plus en plus nombreux de la chaine de surpopulation qui commençait à enserrer la capitale haïtienne menaçant de l’étouffer comme cela l’est devenu - pour causer autour des nouvelles du jour et autres petits faits, comme dirait Languichatte (Théodore Beaubrun) comédien également célèbre à cette époque : une actualité parfois et même souvent cruelle mais aussi … pour rire et pour pleurer !
Lors avec mon épouse Jocelyne, on faisait la promenade du soir dans le quartier de Cité Simone (aujourd’hui Cité Soleil), celui qui avait été construit pour les ouvriers du nouveau parc industriel de Port-au-Prince …
Et là j’ai conçu, secrètement, une véritable jalousie à l’égard de Konpè Filo. Filo est le seul de notre profession envers lequel j’ai jamais ressenti un sentiment de compétition. Ben oui, parce qu’il avait le peuple et moi pas. Enfin pour moi, pas aussi évident.
Marcus c’est aussi une vedette mais à l’époque plus pour les classes moyennes : étudiants, cadres professionnels et une certaine bourgeoisie depuis toujours fidèle à Radio Métropole (même s’il a fallu domestiquer celle-ci pour nous faire admettre !).
Et cela a bien fait rire Filo quand je le lui confessai.

‘Nan Kanntè DPM-lan’ …

Antony Pascal dit Konpè Filo est parti comme il était venu. Sur la pointe des pieds. Sans jamais chercher à s’afficher. Comme s’il était devenu une vedette malgré lui. Ne cherchant ni gloire, ni biens. Le plus célèbre journaliste de son temps, entendez les années de la presse dite indépendante, terribles mais si passionnantes, comme des trapézistes évoluant sans filet, s’exposant à chaque minute et en tout coin et recoin du pays passé au crible, ce qui n’arrêtait Filo d’aller couvrir incognito le départ pour Miami des premiers boat-people haïtiens depuis les rives du Nord-Ouest (chef-lieu, Port-de Paix) et en revenir avec ce terme génial, ce néologisme de son cru : ‘Kanntè DPM’.
C’est l’époque où nos garagistes transformaient les ‘Pick-up truck’ en camionnettes colorées de motifs religieux (images vodou ou autres) ou à la gloire de notre équipe ayant participé à la Coupe du monde de football à Munich (1974) … pour le transport des ouvrières depuis la banlieue jusqu’au parc industriel de Port-au-Prince. Voilà pour le mot ‘Kanntè’ (où on trouve l’anglais ‘CAN’ ou boite … de sardines, serrés comme des sardines). Quant à DPM, vous avez compris c’est ‘Dirèk Pou Miyami.’
‘Kantè DPM’.
C’est ce genre de trouvailles incomparables qui faisaient sa réputation auprès des masses. Dans la bonne tradition du ‘lodyans’, qui a fait le succès de maints écrivains haïtiens – mais plus près de la tradition africaine du ‘griot’ que du français audience … pour nous donner en créole ‘yon bon lodyansè.’
Et comme tout bon ‘audienceur’, Filo n’est pas méchant mais avait toujours le mot pour rire. Pourtant de nous tous, c’était lui, le gentil ‘Konpè Filo’, qui était le plus redouté par la dictature Duvalier. Normal. Parce que lui faisait appel non pas à l’esprit, mais au cœur même des masses populaires.
Et je jour où Jean Dominique ameuta toute la capitale, tout le pays parce que Filo n’était pas venu au travail en criant au micro à tue-tête : ‘Yo arete Konpè Filo’, c’est tout le bas de Port-au-Prince qui se précipita devant Radio Haiti Inter.
Cela n’avait jamais été vu depuis au moins déjà 20 ans sous la dictature.
Filo finit par reparaitre … Mais le régime commença peut-être à prendre peur pour de bon, à partir de ce jour-là.
Vint, pas longtemps après, la rafle du vendredi 28 Novembre 1980.
Filo fut embarqué pour la prison des Casernes Dessalines avec quasiment tout le personnel de Radio Haïti Inter pris par surprise, parce que tous réunis pour se concerter autour de la disparition de Jean Dominique depuis déjà plusieurs heures.
On a dû faire croire à Jando qu’on allait venir le chercher, cela pour l’écarter ...
Nous-mêmes nous fûmes arrêtés chez nous. Et Elsie Ethéart trois jours plus tard. Ainsi que les confrères de l’hebdomadaire de combat, Le Petit Samedi Soir : Jean Robert Hérard et Pierre Clitandre. Et d’autres, des syndicalistes etc.
Mais Konpè Filo, exceptionnellement, fut cruellement battu par les bourreaux d’ordre des colonels Jean Valmé et Albert Pierre (surnommé ‘Ti Boule’). Parce que lui avait particulièrement fait peur au régime.
Et pourtant même revenu au pays après la chute de Duvalier (7 février 1986), Il n’en a jamais tiré aucune gloriole. Ni avantage.

Rien dans les mains, rien dans les poches ! …

Inutile de dire que les fonctions politiques ne représentaient rien à ses yeux. Mais ni non plus les avantages matériels. Filo aurait pu avoir, comme d’autres, station de radio ou de télé ou autre. Je ne pense pas qu’il ait jamais possédé … une bécane. Aujourd’hui comme hier, rien dans les mains rien dans les poches !
Et sans regret. Sans rancune. Car entretemps, après avoir mangé ensemble le pain noir de l’exil, et revenue en Haïti, la petite équipe de Radio Haïti inter n’arriva pas s’entendre sur l’avenir. Tous ceux qui avaient fait ensemble la prison puis l’exil comme Lili (Liliane Pierre Paul) partiront pour aller créer leur propre station, avec succès, Radio Kiskeya.
Filo quant à lui préféra faire cavalier seul. Il se retira à la télé, Tele Ginen où il triomphera également chaque soir. Toujours en ‘bon lodyansè.’
Toujours sans haine, sans rancune, même à l’égard de ses anciens bourreaux. On s’étonna de le voir recevoir à son émission culturelle ‘Kalfou’ (sur ‘Ginen’) un Franck Romain, ancien colonel et l’assassin des Riobé père et fils, entre autres. Mais c’est à prendre ou à laisser. Franck Romain partageait avec lui le même intérêt pour le Vodou. Les deux probablement étaient disciples de Bien Aimé, le défunt pape de Nan Souvenance.
Mais récemment c’est lui qui a le mieux parlé de Richard Brisson à l’émission de Didier Dominique sur Mélodie FM. Les deux, deux vedettes de Radio Haiti Inter d’avant le 28 novembre 1980, partageaient le même côté poète des rues ‘rien dans les mains rien dans les poches’ mais offrant tout ce qu’ils ont, tout ce qu’ils sont, à qui en veut. ‘A votre bon cœur, m-sieur-dame !’
Comme on sait Richard Brisson ne résista pas à l’exil et perdra la vie dans une tentative ratée d’invasion armée montée par un certain Bernard Sansaricq (janvier 1982).
De quelle maladie est mort Filo ce vendredi 31 juillet 2020, à l’âge de 67 ans, mais avec toujours son sourire d’adolescent ?
La presse locale nous dit de diabète dont il a souffert pendant longtemps. Elsie se souvient aussi qu’il avait été soigné à Cuba pour un cancer probablement de la prostate mais cela fait déjà plusieurs années.
Bien entendu il y a aussi le Coronavirus qui même en Haïti où l’épidémie se révèle moins meurtrière (quelque 161 décès à date officiellement), on risque le coup fatal pour peu qu’on souffre d’une autre affection qui fragilise l’organisme.
Et le diabète en fait partie.
Konpè Filo est parti comme il était venu. Oui j’insiste, sans liens et sans bagages, libre comme l’air mais un talent unique, qui plus est un cœur, une sorte de sagesse antique, à la Socrate et qui par sa force de conviction, a su, qui sait, éviter encore plus de déboires à notre pauvre nation.
Il m’arrive de penser que Haïti est le seul pays où vous vous exposez en sachant cependant à l’avance qu’il n’y a rien à en espérer. Ni pour vous. Ni pour les siens.
Ni Légion d’honneur !
Ni de citation à l’Ordre de la Résistance, comme en France post-De Gaule.
Ni d’être fait Chevalier par la Reine d’Angleterre.
Ni un simple ‘l’Age d’or’ pour reposer vos vieux os !
Adieu Filo.
Merci chico !
Nos sympathies à la famille et à toute la presse en deuil.

Marcus Garcia, 31 Juillet 2020

 

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